Le Matricule des anges, octobre 2008, par Jérôme Goude

La traque musicale

Face-à-face entre une oreille absolue et un pygmalion tyrannique, le roman de F. Hernández égrène les notes d’une perversion créatrice.

Au carrefour de divers points – des terrains livrés à la fureur animale ; un tableau figurant une scène rustique de chasse au daim ; une bicoque perdue au cœur de nulle part ; un opéra de Gluck –, un drame se noue qui semble ne rien laisser au hasard. Des fils se recoupent, s’enchevêtrent, au gré de caprices démiurgiques d’une confondante élasticité. Certains, de peu de poids, se défont, qui sont de chair, n’ont plus d’âme. Qu’importe. Une œuvre, la transformation d’un être en formule harmonique, l’exige : La Partition. Fiction instrumentale ou petits meurtres entre mélomanes, cette orchestration magistrale de Felipe Hernández – ténébreux conteur né à Barcelone en 1960 – n’épargnera personne. Pas même le lecteur.
José Medir, un ancien élève du conservatoire souffrant d’une hypersensibilité auditive, se soumet à un « examen de passage » : cerner la logique des rapports unissant une coque de noix et un canon (forme musicale polyphonique). Ricardo Nubla, notable reclus dans une sorte d’« observatoire érigé au bord [d’une] falaise », en est l’instigateur. S’engage alors, entre José Medir et son ex-directeur, un bras de fer impitoyable. Ayant renoncé à l’exercice de la viole, Nubla propose au jeune compositeur l’exclusivité d’un contrat. Chacun devra donc répondre à l’impératif d’une commande. Celle d’un « portrait musical » dans les accords duquel José Medir aura à saisir tout l’être de Nubla ; sa cruauté, son impuissance et l’épaisseur de ses secrets. Soit parce que chaque homme est « un ensemble disharmonieux de bruits, de rumeurs et d’échos… »
La Partition – troisième roman de Felipe Hernández publié par les éditions Verdier après La Dette et Éden – renferme de sombres tonalités. Comme son Bösendorfer, « piano à queue noire projetant son ombre animale sur le sol », Ricardo Nubla recouvre ses intentions les plus intimes d’un voile de crêpe noir. Corps asmthatique déployant sa toile engorgée de Webern et de Boulez, il capture ses proies par la force de son « intuition géniale ». Animé par le désir de vaincre le temps, il entraîne dans son rêve d’éternité musicale quiconque a du talent. Greta Broch, spécialiste d’un compositeur baroque, Irène Aparicío, pâle Eurydice tout droit sortie d’un conte de Poe, son frère Gregorio, musicien au visage défiguré, n’ont-ils pas, chacun à leur manière, cédé aux sortilèges de ce commanditaire despotique ? En signant implicitement un pacte qu’Adrian Leverkühn, le compositeur syphilitique du Docteur Faustus de Thomas Mann, n’aurait pas renié, José Medir ne se condamne-t-il pas à arpenter des terres drapées de nébulosités ?
À la lisière du fantastique, La Partition recèle une arrière-scène romanesque infernale : Arcángel. Là, au cœur de cet espace-limite, composé de vastes terrains appartenant à Ricardo Nubla, des combats de chiens sont organisés nuitamment. Et des mises à mort symboliques autrement plus fécondes… José Medir, absorbé par d’abyssales investigations, mesurera combien on ne s’aventure pas en ce lieu de toutes les transgressions sans en payer le prix. Si créer requiert un certain franchissement de l’« angoisse, [la] proximité avec le néant et l’inconcevable », Felipe Hernández nous rappelle aussi que cela ne se peut que moyennant pertes et renoncement. Ricardo Nubla le sait ; lui qui, secondé par l’inflexibilité d’un garde forestier, exhortera José à l’isolement, dans une maison de Punta Negra, non loin d’Arcángel et de son impénétrable forêt. Aussi, coupé de tout commerce, au rebours d’une morsure et d’un bref séjour à l’hôpital, José parviendra peut-être à décrypter les desseins de Nubla. Ou, plus avant, les ressorts de toute filiation artistique. Alors seulement, ce « monstrueux processus de métamorphose de [la] vie en son » sera-t-il repu de la chair qui du maître, qui de l’élève…
Descente aux enfers de la gestation créative, fascinante immersion dans le « chaos sonore » d’un monde à la fois cru et irréel, La Partition est une subtile variation sur le thème du sacrifice. Une variation qui, tout en dépoussiérant incidemment les figures consacrées d’Abraham, d’Isaac, du Christ ou, pire, du Cerbère, redore le blason de ce satané pacte de lecture. Voilà pourquoi Hernández-Nubla aura sans aucun doute réussi à implanter la « semence d’un organisme vivant qui ne cesse[ra] de croître et de proliférer dans la mémoire [de quelques] individus jusqu’à leur mort, et même après » : un authentique chant du cygne.