Libération, 16 décembre 2004, par Philippe Lançon
Le Procès Hernández
Dans une Babel moderne où nul ne s’entend, les traducteurs sont devenus indispensables à chaque négociation. L’un d’eux, Samuel Molina, myope et célibataire, perd ses lunettes et son destin s’emballe. Tout devient flou, et d’abord ce qu’il traduit. Aux objets trouvés, un fonctionnaire lui apprend qu’il n’existe pas. N’ayant plus d’identité, il perd son salaire, la considération de ses collègues, l’appui du dictateur fantasque qui fait office de chef. Son itinéraire serait une impasse si un livre écrit dans une langue intraduisible et une fonctionnaire laide mais attirante ne semblaient destinés à lui ouvrir une autre voie, dépourvue de solitude et d’absurdité. Auteur de La Dette, Felipe Hernández, 44 ans, élargit son univers où fantastique et quotidien s’unissent dans une précision tantôt grotesque, tantôt délicate. Sec, policier, le récit est un cauchemar concret. La Babel administrative évoque des scènes ou des ambiances du Procès, du Château, de 1984, de Bartleby, des Fictions : Hernández rend hommage aux livres qu’il aime; il les invite; son récit les interroge et rêve avec eux. Dans cette ville sans plan, des gens se perdent pour toujours, au cour de quartiers dont ils ignorent les langues. Molina, lui, sera peut-être sauvé par le livre écrit dans une langue inconnue. A moins que, comme chez Borges, ce livre n’existe que parce qu’un homme saura finalement le lire. Suspense métaphysique aiguisé.