Revista de Libros, mars 1999, par Santos Sanz Villanueva (trad. Dominique Blanc)

Une fable étrange et profonde

Je garde encore gravée dans ma mémoire l’impression d’étrangeté et d’originalité que m’a laissée la lecture de Naturaleza (Nature), le récit grâce auquel Felipe Hernández (né à Barcelone en 1960) a été finaliste du prix Herralde en 1989. C’était un roman encore immature mais très personnel, à tel point qu’il donnait l’impression que son auteur cherchait ses marques dans un espace marginal de la littérature, en dehors des modes, comme si le caractère inactuel de son texte imposait une poétique s’appuyant sur la profondeur de la pensée et l’exigence du lecteur. Je ne pense pas que la difficulté et l’ennui soient des qualités littéraires mais nous ne devons pas passer à côté des mérites d’une écriture complexe et sans complaisance si elle nous aide à nous interroger sur l’essence du monde. C’est dans cette même voie du récit intellectuel, dur, sans concession, que persiste cet encore jeune auteur barcelonais avec sa nouvelle œuvre, La Dette, sauf que cette fois – les années n’ont pas passé en vain – il le fait avec une assurance et une maturité dans la composition de la fable qui s’affranchissent du côté discoureur de sa production antérieure.

La Dette est pourtant un roman étrange, d’une étrangeté inquiétante. Il ne servirait à rien d’en raconter l’intrigue, car ne nous ne pourrions en livrer que des éléments schématiques qui, finalement, seraient insuffisants pour restituer le climat dans lequel elle se déroule ou bien la dénatureraient en la simplifiant. Le réalisme de départ des personnages et des situations laisse place à l’allégorie. Des symboles suggestifs, et par là non explicites, émaillent le récit. On peut supposer que les comparaisons établies avec des espèces animales, souvent présentes mais toujours discrètes, alimentent une vision irrationaliste du monde. On a aussi le sentiment que la cécité, l’impiété ou la mémoire renvoient à des valeurs transcendantes, même si elles n’apparaissent pas en tant que telles. Il en va de même de l’onomastique : des noms propres sans importance prennent une signification qui va bien au-delà de leur fonction de désignation du singulier, sans que l’on puisse préciser leur sens exact. Andrés Vigil fait sans doute allusion à un homme (d’après l’étymologie grecque de son prénom) qui veille (comme le suggère son nom de famille). D’autres personnages suscitent des interprétations moins clairement définies : Alfredo Reina, Salvador García, Eusebio Cruz… Et le nom du plus important d’entre eux, après Andrés, Alejandro Godoy, a un air de famille avec le Godot de Samuel Beckett, un nom dans lequel les analystes ont vu une vieille racine signifiant Dieu. Il ne s’agit pas de rapports établis par moi de manière fantaisiste : Godoy nous est présenté comme un être omniscient à la mémoire sans limites et si le traitement de l’ensemble de la fable doit être rapproché de quelque chose, c’est bien du théâtre de l’absurde. Puissent ces quelques remarques faire comprendre l’attention avec laquelle on doit lire ce roman qui cache sous les apparences visibles une problématique intellectuelle de type métaphysique. La question ultime ne porterait pas sur la cause ou la fin – d’où venons-nous, où allons-nous ? – mais sur l’essence : qui sommes-nous ? Felipe Hernández n’adopte pas un point de vue simpliste et son histoire conjugue bon nombre d’éléments qui pourraient bien se révéler des composantes essentielles de notre condition : la liberté, l’art, la perfection, la justice, la fatalité, la rigueur… Il ne nous livre pas, me semble-t-il, la clé de l’énigme. Il préfère rester dans le domaine des conjectures qui laissent le champ libre à la méditation du lecteur. Mais une chose est sûre : nous sommes des créatures à la merci d’impulsions et de forces qui nous dépassent. Notre raison et notre volonté sont déterminées par des causes qui nous laissent désarmés, plongés dans un non-sens déroutant derrière lequel on peut percevoir, parfois avec netteté, la voix d’un Kafka. L’effet est obtenu sans contrepartie négative et par un mode d’exposition dans lequel la logique implacable du récit et la froideur de l’exposé rendent palpable une sensation profonde d’impuissance. Pour toutes ces raisons, La Dette est un roman troublant, dérangeant, amer, littéralement déroutant, tout le contraire de la pensée molle et superficielle, matérialiste et complaisante qui abonde de nos jours. Des écrivains comme Felipe Hernández nous disent que l’industrie et la consommation laissent encore un peu d’espace à l’aventure spirituelle et artistique authentique.