Le Monde, 20 février 1998, par Pierre Lepape
En littérature, les dates ont aussi parfois leur importance. Entre les trois grands anciens des lettres espagnoles, par exemple, il n’y a que dix ans d’écart. Le plus âgé, Gonzalo Torrente Ballester est né en 1910. Le Prix Nobel 1989, Camilo José Cela, a vu le jour en Galice en 1916. Miguel Delibes, enfin, est né à Valladolid en 1920. Dix ans, c’est peu de chose, sauf quand l’histoire s’en mêle. En 1936, lorsque éclate la guerre civile, Torrente Ballester est déjà un intellectuel lié aux mouvements d’avant-garde madrilènes. Il adhère à la Phalange en 1937, mais son premier roman, Javier Marino, est interdit par la censure franquiste. Il va jouer dès lors avec le régime un jeu subtil d’audaces calculées et de retraits prudents, de positions académiques et d’exils discrets, de professions de foi antidémocratiques et de manifestes pour la liberté spirituelle. À la fois dedans et dehors, jonglant avec dextérité sur les frontières et les limites.
En 1936, Camilo José Cela, après des études mouvementées, fait son service militaire. Il se trouve qu’il effectue ses classes dans l’artillerie à La Coruna, dans une zone ralliée à Franco. Il ne fait pas de politique, même s’il est secrétaire du très officiel syndicat du textile. Lorsqu’il publie en 1942 La Famille de Pascal Duarte, la censure ne se méfie donc pas. C’est la qualité secrète des censeurs que de ne rien comprendre à la littérature. Avant qu’ils ne se réveillent et sortent leurs grands ciseaux, la deuxième édition du roman était déjà épuisée. Cela a trouvé sa voie. Il multiplie jusqu’à la provocation les manifestations de conservatisme, comme autant de masques et de rideaux de fumée pour poursuivre son œuvre de questionnement social et de désenchantement existentiel.
Miguel Delibes n’a pas eu le temps de préparer ces lignes de fuite et de les intégrer à sa démarche littéraire. Quand la guerre civile éclate, il vient juste d’obtenir son baccalauréat. L’université est fermée ; la littérature, il l’apprendra sur le tas, avec les livres autorisés par le régime. Il ignore les grandes révolutions romanesques de la première moitié du siècle. Il sera, selon ses propres termes, « un Robinson de la littérature », mais jeté sur une île aride et presque déserte. Lorsqu’il publie ses premiers livres à partir de 1947, il s’inscrit spontanément dans la veine réaliste des romans du XIXe siècle. C’est un écrivain en retard.
Il fait de cette virginité sa force. Les difficultés de l’écriture, il les affronte au fur et à mesure qu’elles se présentent, et la manière dont il les résout ne l’amène pas seulement à toujours mieux écrire : elle lui découvre une réalité inconnue, elle approfondit et transforme sa vision du monde. Les premiers romans de Delibes peuvent passer à juste titre pour des fables apologétiques de la vie rurale. On connaît la musique depuis Rousseau : la corruption des sociétés urbaines, la perversion des âmes innocentes par l’institution scolaire et leur envers, cette vie campagnarde primitive et frugale où subsistent les derniers hommes libres, accordés aux rythmes de la terre et librement liés par une sociabilité de tradition.
Il suffit de lire les quatre nouvelles « paysannes » rassemblées sous le titre de l’une d’elles, Le Linceul, pour mesurer le chemin parcouru depuis les premières ardeurs écologistes. L’écriture est plus belle encore. Dépouillée de tous les ornements inutiles, lavée du lyrisme facile. Une ligne suffit à faire voir la beauté désolée d’un paysage, à faire entendre les chants d’une rivière, à suggérer l’éblouissement de la lumière. Une seule réplique d’un dialogue fait entrer dans l’obscurité d’un drame. C’est admirable de précision et de concision. On entend les silences, on en évalue immédiatement le poids de violence ou de tendresse. Surtout, la musique qui jaillit de ces quatre courts récits n’est plus celle du pipeau idyllique. Oui, la Castille est belle, archaïque comme aux premiers jours, mais le prix à payer pour sa beauté est effroyablement lourd. La fameuse harmonie des enfants et des hommes avec la nature est une illusion urbaine, une fiction nostalgique.
Les nouvelles de Delibes – après ce grand roman qu’est Les Rats – montrent la réalité oppressante d’une société rurale primitive. Sa cruauté, son égoïsme, son abrutissement, sa misère physique et spirituelle. Personne certes n’y est aliéné par le travail, on fait juste ce qu’il faut, comme on peut et comme le temps le décide, pour ne pas mourir de faim et boire son soûl. On ne s’y encombre pas la tête, on est spontané, naturel, pratique, mais c’est pour mieux se ligoter avec l’angoisse, avec la morne répétition des jours, avec la fermeture du monde, l’indifférence, l’obscurité.
On retrouve dans la nouvelle Le Linceul la situation autour de laquelle s’ordonnait le chef-d’œuvre de Miguel Delibes, Cinq heures avec Mario. Ce n’est plus une veuve qui veille le corps de son mari, mais un enfant, malingre et innocent, qui découvre son père mort nu sur son lit, un soir, et va chercher dans tout le village quelqu’un pour habiller le cadavre. Lorsque le jour se lèvera, l’enfant sera entré dans le monde des adultes, celui du chacun pour soi et de la solitude. Un monde muet.
C’est d’une mort encore et d’un impossible travail de le deuil que parle Dame rouge sur fond gris. Un peintre évoque sa jeune femme, qui n’a pas survécu à une opération du cerveau. Miguel Delibes a publié ce récit en 1991, dix-sept ans après la mort brutale de son épouse, Angeles de Castro, avec laquelle il vécut trente ans. De l’écrivain au peintre, le récit autobiographique est à peine transposé. Le livre fond, sans la moindre couture, dans une même ferveur, deux genres. D’une part un récit, d’autre part un portrait, l’un et l’autre d’un admirable dessin. Le récit est celui d’une inexorable destruction, celle d’un couple, un artiste et sa jeune femme. Malgré les difficultés de la vie et les rudesses de l’histoire – leur fille et son mari sont en prison pour activités antifranquistes –, ils sont parvenus à créer autour d’eux une bulle d’équilibre et de bonheur, d’harmonie et de création. Jusqu’à ce que se déclare la maladie d’Ana, la belle épouse. D’abord une grande fatigue, des maux de tête, des raideurs dans l’épaule ; puis une partie du visage qui perd sa mobilité. Les médecins, les examens, les diagnostics hésitants, le corps humilié, la douleur. Puis les mensonges : elle cachant la montée du mal ; lui feignant de continuer à peindre et à créer alors qu’il ne peut plus rien inventer sans elle, sans la poussée vitale qu’elle lui donne. Enfin l’hôpital, les opérations, le nerf facial qu’il faut lui sectionner pour ôter la tumeur au cerveau, le coma, le silence, l’attente, les nouvelles qui empirent avec une grande lenteur, la mort.
Ce récit est fait au passé, après, raconté sur le mode de la confidence et du murmure à sa fille enfin sortie de prison. Il est comme la toile de fond temporelle sur laquelle se peint le portrait, toujours présent. Le gris presque neutre, presque uni, sur lequel se détache la Dame en rouge. Un fond de mort pour un portrait de vie. Ana, c’est mieux même que la vie : une présence qui allège le poids des jours. L’art du portrait n’est plus guère pratiqué par les romanciers, il demande une certaine permanence du sujet, une immobilité d’essence qui n’est pas réputée romanesque. Des éclairages naturels, des touches fondues, une position du peintre à la fois distancée et amoureuse, une manière de jouer sur l’accumulation et le miroitement des transparences pour obtenir la profondeur. C’est un travail patient qui exige un souci excessif de la perfection, un artisanat de la vérité.
Le portrait d’Ana est une merveille puisque chaque lecteur en tirera la certitude qu’Ana est une merveille, une matérialisation de l’idéal. À la fois déesse-mère, patronne de la fécondité, insufflant aux uns et aux autres le besoin de créer et le désir de plaire, instillant en chacun de ses sept enfants le nectar de la dignité et de la miséricorde ; déesse de beauté poussant jusqu’à l’agonie un culte héroïque de l’harmonie et de la pudeur ; déesse enfin de la liberté, brisant tranquillement toutes les figures imposées, les symétries rigides, les quadrillages, les imitations.
Trop belle sans doute pour être vraie, mais vraie pourtant tant le portrait qu’en peint Delibes exclut toute laideur. Même dans l’érosion physique, même dans les masques posés sur la souffrance. Privé de cette présence lumineuse, le vieux peintre peut bien se décrire, sans complaisance, tel qu’il est devenu : vide, stérile, ruiné par l’alcool, tout juste capable de retoucher indéfiniment ses anciennes toiles. Elle lui a donné assez d’amour pour qu’il ne se complaise pas dans sa plainte et qu’il en arrache ce tableau superbe, Dame en rouge sur fond gris.