Le Monde, 8 novembre 2002, par Ramon Chao
Comment devient-on un héros ?
Miguel Delibes fut le premier en Espagne à rompre le pacte amnésique sur la guerre civile. Des blessures qui traversent son œuvre.
L’éditeur a tort de nous présenter ce livre comme n’étant pas un roman sur la guerre civile espagnole, alors que c’est un de ses grands mérites, autant pour sa nécessité sociopolitique que pour la qualité de l’écriture de Delibes, qui n’est plus à démontrer.
Il s’agit bel et bien d’un récit sur le conflit qui déchira l’Espagne il y a plus d’un demi-siècle et dont le pays souffre encore des conséquences. La preuve, ce silence qui s’établit dans la péninsule – innocent, sûrement pas – entre vainqueurs et vaincus sur un épisode si effroyable, afin d’assurer une transition démocratique mais en lui sacrifiant la réflexion sur la mémoire.
Les Espagnols avides de connaître leur passé devaient lire Bernanos, Malraux, Hemingway, etc. Il a fallu que leurs écrivains passent outre à ce pacte amnésique pour entreprendre enfin cette récupération de l’histoire récente. Delibes fut précisément l’un des premiers à rompre le silence avec Cinq heures avec Mario (1987). Au cours d’un long monologue intérieur, pendant la veillée mortuaire de son mari, Carmen revit leurs années de vie conjugale. La femme reproche à son époux son incapacité à s’adapter au régime franquiste dans les domaines religieux, économique, sexuel et littéraire. On déduit que le défunt, professeur d’université, n’utilisait pas le piston pour réussir, préférait la justice sociale à la charité et roulait en vélo. Deux conceptions du monde qui s’étaient affrontées avec les armes n’avaient pas fini de se réconcilier. La guerre continuait.
Delibes est né en 1920 à Valladolid, descendant de Français – son grand-père, venu en Espagne œuvrer à la construction d’une ligne de chemin de fer, était le cousin du compositeur de Giselle, il grandit entre cet aïeul libéral et un autre, traditionaliste. Un père progressiste et une mère catholique ne firent qu’accentuer cette dichotomie, courante au sein de la classe moyenne espagnole. Son enfance apparaît en filigrane dans L’Étoffe d’un héros, ainsi que, d’une façon beaucoup plus nette, dans Le Chemin, Les Rats et Sisi, mon fils adoré.
L’Étoffe d’un héros, le neuvième de ses livres traduits en français, raconte l’histoire d’un enfant issu de la petite bourgeoisie traditionaliste. Son père, un médecin naturaliste et libertaire, essaye de l’éduquer selon ses principes et contre l’avis de son frère, vétéran des guerres carlistes, qui rêve pour son neveu d’un destin guerrier. D’autant plus qu’il a observé chez l’enfant une disposition prémonitoire : son corps frissonne au son de la musique militaire et surtout ses cheveux se dressent en entendant l’hymne des traditionalistes bérets rouges. Il n’en faudra pas plus pour qu’une partie de sa famille lui prédise un destin héroïque. Gervasio grandit donc entre les deux Espagne.
À l’occasion du soulèvement franquiste, il entend des récits sur des catholiques crucifiés par les rouges, et sur des rouges martyrisés par les soldats de la « croisade ». Il voit deux membres de sa famille empalés par les rebelles, les bien-pensants, et son père emprisonné dans les arènes dès les premiers moments de la rébellion militaire. Lui-même s’engage dans la marine nationaliste, où il découvre le doute.
Commet devient-on un héros ? Le même sujet vient d’être traité dans l’excellent Soldats de Salamine par Javier Cercas, né, lui, bien après le conflit fratricide, au moment du pacte politique de l’oubli. Le patriarche Delibes parle d’expérience et le fait avec la sincérité, la noblesse et la qualité littéraire qu’on lui reconnaît.