Le Devoir, 2 avril 2000, par Jean-Pierre Denis
Le village immobile
Né en 1920 à Valladolid, en Castille, Miguel Delibes a dirigé pendant plus de quarante ans un journal espagnol assez important, El Norte de Castilla À plus de soixante-dix ans, il lui réservait encore ses mardis. Mais, dans sa Castille natale, il est certainement plus connu comme écrivain, de même que dans toute l’Espagne où il a reçu de nombreuses récompenses littéraires. Aux dires du Nobel de littérature Camile José Cela (qui le reçut en 1989), Delibes le méritait tout aussi bien. Évidemment, il est plus facile de dire une telle chose après qu’avant mais n’empêche…
Pourtant, avec plus d’une quarantaine de livres, dont près de vingt romans, son œuvre n’a jamais eu la notoriété qu’ont atteinte d’autres écrivains espagnols. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il ne s’est jamais intéressé à mousser son œuvre. Plus certainement parce qu’il n’a jamais quitté sa Castille natale, ni physiquement ni dans ses récits, qu’il est resté fidèle à lui-même, s’acharnant à décrire ce petit pays dans le Pays, ce territoire austère et ingrat, désertique et caillouteux, où -chacun porte plus volontiers son regard vers le ciel que vers la terre, car tout dépend de ses largesses…
Il faut louer les auteurs qui, comme Delibes, savent s’enfoncer dans leur propre monde comme s’ils ne devaient jamais plus en sortir… niais lui, à la manière de Clara qui ne dort que d’un œil (l’une des jumelles, sœur du narrateur dans notre récit), ne perdent jamais de vue le monde qui les entoure. C’est qu’ils savent à la fois regarder et rêver : rêver pour mieux regarder, et regarder pour rêver avec plus de justesse. On a parfois dit de cet auteur que son univers était passéiste, que ses premiers romans versaient trop facilement dans l’apologie de la vie rurale, qu’il y louait à outrance les vertus du monde paysan, de son harmonie avec la nature, de la liberté de ses hommes, de ce savoir ancestral que venait brimer, mais plus certainement détruire, l’éducation publique.
S’il est vrai que dans les récits de Delibes la nature comme les traditions prennent toujours une grande importance, il est aussi vrai qu’il les sait perdues à jamais depuis que le « progrès » s’est mis de la partie. Depuis, surtout, que les savoirs ancestraux sont tombés en désuétude. Pasolini aussi avait ressenti cette même perte, et à la même époque; l’immédiat après-guerre. Delibes le regrette-t-il ? Il y a certes de la nostalgie chez cet auteur, mais aussi un regard sans complaisance sur les travers de la vie rurale sans complaisance, mais aussi sans méchanceté. Il regarde, il observe, il consigne, sans porter de jugements moraux; il décrit un monde où tout s’organise selon les saisons, les rites, les superstitions – ce que favorisent l’analphabétisme, la pauvreté et la fermeture sur soi.
Le poids des superstitions
C’est l’histoire d’un jeune homme qui revient dans son petit coin de pays après un absence de quarante-huit ans, pour constater que, étrangement seuls les hommes ont changé, que l’essentiel, lui, n’a pas bougé – « et si Fonciano était le fils de Ponciano, Tadeo, le fils du père Tadeo, l’Antonio, le petit-fîls de l’Antonio, le ruisseau Morade continuait de couler dans le même lit, au milieu des laîches et des roseaux et dans le raccourci de la Veuve, il ne manquait pas un tournant; étaient là aussi, solides face au temps, les trois amandiers du Ponciano, les trois amandiers de l’Olimpio, le peuplier de l’Elicio, le pigeonnier de la mère Zenona, la Butte de la Fortune, le bois des Encagoulés, la Pinède, les Pierres Noires, la Navette […], les noyers de la mère Bibiana […]. Tout était comme je l’avais laissé, la poussière du dernier battage encore accrochée aux murs de pisé des maisons et aux clôtures des basses-cours. » Cela, c’est ce qui clôt le récit, qui finit par un rire, partagé avec sa sœur Clara qui ne dort toujours que d’un œil… Alors que le début nous le montre qui sort du village pour se rendre en ville où il va étudier.
Comme dans tous les récits de Delibes, la ville est toujours une catastrophe, et l’éducation une épreuve débilitante. À l’école, même ses professeurs lui reprochent sa paysannerie. On peut dès lors imaginer l’attitude de ses camarades… Mais ce n’est pas ce qui intéresse l’auteur qui, curieusement, ne consacre que quelques pages à cet épisode. Sautant par-dessus quarante-huit années d’absence, il convoque immédiatement les souvenirs du jeune homme qui se reportent à la période précédant son absence. Quels sont les avantages du village sur la ville ? Outre la pérennité des lieux, la mort n’y est jamais définitive (« Dans les villes, quand on meurt, c’est pour de bon ; pas dans les villages »), on n’y est pas, effrayé par la pauvreté et la pénurie, les paysages recèlent toujours des secrets et ont une valeur symbolique, l’argent n’y est jamais dépensé en vain, et puis les animaux y sont plus malins qu’ailleurs (« on commençait à murmurer que le vieux lièvre était le diable en personne »)…
En effet quel nid de superstitions! Quand la ligne électrique arrive enfin jusqu’au village, la mère Bibiana refuse de toucher aux fruits de ses noyers car elle prétend qu’ils envoient des décharges électriques; à sa mort, la vieille tante Marcelina lègue tous ses biens aux religieuses, sans doute sa police d’assurance pour le paradis; le jour où la jeune Sisinia est violée et retrouvée morte, on transforme ce drame en acte de sainteté : elle a refusé le péché, s’est battue pour préserver sa virginité, elle doit donc être canonisée. On installe une petite croix sur le site et des fleurs se mettent à y pousser… Certainement l’effet de l’inspiration divine, se dit le curé. Et puis il se met à chercher la. signification de chacune des fleurs qui y poussent. Marguerites blanches, coquelicots rouges, mauves, tout va bien; mais que diable faire des soucis jaunes ? À quoi correspondent-ils ? « sans doute inspirée par la martyre, don Justo del Espiritu Santo affirma que les soucis, qui étaient jaunes, symbolisaient l’or que la Sisinia refusa plutôt que de se voir souillée. » Le pauvre diable de violeur n’avait pourtant pas un sou en poche. M’enfin… Comme disait l’autre, l’important c’est qu’il y ait un ordre, que tout ne soit pas laissé au hasard. Et superstition pour superstition, que n’investissons-nous aujourd’hui dans les pouvoirs de l’ordinateur ! (ça, c’est pas dans le roman).
Un récit tout en ironique douceur
C’est là un très joli récit court avec un brin d’ironie mêlé de douceur. Le narrateur y écrit dans une langue simple qui, dans les dialogues, se rapproche parfois de la langue parlée, et il ne cherche jamais à faire la leçon. Aussi ne peut-on prétendre qu’il fait l’apologie de la vie rurale, sans distance, sans réserve. Au contraire, la douce ironie qu’il exerce à l’égard des pratiques religieuses et des superstitions, si elle n’est jamais mordante, est cependant toujours juste. Et puis, cette terre ingrate dont on prétend qu’elle ne donne même pas de quoi manger à tous ses habitants, ne ressemble-t-elle pas, malgré tout, vue du haut de la Butte de la Fortune, à la mer, « une mer grise et violacée en hiver, verte au printemps jaune en été et ocre en automne », et ne donne-t-elle pas « à tous de quoi manger, au village » ? Ne mordez jamais la main… et la terre qui vous donnent à manger.