Libération, 21 décembre 1995, par Jean-Baptiste Harang
Longue nouvelle ou court roman, Le Fou de Miguel Delibes n’est pas aussi fou qu’il en a l’air. Mais il en a l’air. Lenoir, modeste employé de banque d’une petite ville espagnole qui n’est pas nommée, que l’on imagine être Valladolid, pays natal de l’auteur, est possédé par Robinet. Lenoir aperçoit un soir dans un estaminet une silhouette étrange, comme surgie de l’au-delà de la conscience, obsédante à lui faire perdre la raison. La mesure même d’une vie simple et heureuse.
On imagine Valladolid pour la bonne raison que ce conte fantastico-policier, presque irréel, paraît psychanalytiquement autobiographique. En effet, il n’est pas indifférent que le héros castillan porte un nom typiquement français et que l’intrigue trouve son dénouement à Pau, notre en deçà des Pyrénées. Malgré les apparences, Delibes est un nom français même si, depuis cinquante ans qu’il se place en figure de proue de la littérature espagnole, on le prononce « Délibesse ». Miguel Delibes est l’arrière-petit-neveu de Léo Delibes, le compositeur de Lakmé, Coppélia et Sylvia. On trouve même, page 20 de ce court roman, un détail authentiquement biographique : « Je me souvenais parfaitement, mon petit David, de l’histoire du grand-papa Lenoir, quand il est venu poser la ligne de chemin de fer Reinosa-Santander, et dans un petit village où il forait un tunnel, il a connu la grand-mère… » Le village s’appelle Alar del Rey, la grand-mère était basque et le grand-père Frédéric était le frère de Léo Delibes, il ne refranchira jamais les Pyrénées.
Un beuglant enfumé
Dans la littérature de Delibes, Le Fou joue le rôle exutoire de tuer cette mémoire française, et en la tuant, de lui donner une place dans le passé révolu. Difficile d’en dire plus sans gâcher le plaisir d’avancer pas à pas dans le déroulé très épuré d’une énigme policière. Disons qu’on y croise des ombres, un faux suicide et un vrai crime, un beuglant enfumé, un peintre de premier ordre et la quête morbide et jalouse de la gloire résignée d’une Joconde. À travers sa quête déraisonnable de Robinet, le narrateur suit le chemin du deuil de son père qu’il n’avait pas été capable de faire jadis, trop jeune orphelin. Il s’adresse avec les mots les plus simples à son petit David, son frère en allé le jour même de la mort du père. Un frère de chair et presque abstrait, pourtant, puisqu’il ne l’a jamais revu, il s’adresse à l’absent, trop désemparé pour affronter une présence : « Et tu vois, mon petit David, je suis là. Un peu perturbé par les choses qui dernièrement me sont arrivées. Je ne sais toujours pas jusqu’où va la vérité ou le mensonge. Je sais seulement qu’il y a une grande confusion et que de la confusion, les choses sont nées d’une autre manière. Alors, assieds-toi, mon petit David, allume une cigarette si tu fumes (bien que je ne te le conseille pas, à cause du cancer), et lis ces pages avec attention. »
Ces pages sont le livre lui-même, le récit d’une obsession, d’une folie assumée, dite avec toute la précision et le doute explicite qu’autorise un regard nu, parfois fiévreux, posé sur soi-même. Lenoir admet la folie mais ne peut s’abstraire de l’idée que cette ombre entrevue, ce Robinet fantomatique et envoûtant, vient de très loin, vient du père : « Embarqué dans cette histoire, je me suis dit : “il est possible que tout me vienne de papa.” Nous sommes le prolongement d’autres êtres, mon petit David, et rien de ce que nous croyons nôtre n’est né en nous par génération spontanée. Nous avons hérité de tout. Aussi j’ai commencé à me convaincre que papa avait pu me transmettre la sensation de Robinet comme il m’avait légué sa grande bouche et ses cheveux rebelles », page 34.
Murs griffés, langue coupée
On a dit qu’on ne dirait rien. Il faut bien dire pourtant ce retour à Pau, l’employé modèle devenu aventurier rétif, ces murs griffés de souvenirs enfouis qu’un doigt d’enfant lisse et vient réveiller, une langue oubliée, coupée, et l’épouse innocente et responsable, en gésine et en voyage, qui dit pour lui des mots français qu’elle n’a eu ni à renier, ni à apprendre. Il ne faudrait pas dire la rencontre à la fois surprenante et préméditée avec l’obsédant Robinet, elle a lieu, et la farce tragique qu’il s’invente en guise de vie, comme un mythe fondateur et stérile. Ni cette fin heureuse, si raisonnable qu’elle paraît irréelle après qu’on s’est si bien accommodé de la folie. Se taire.
Miguel Delibes a écrit plus de cinquante livres dont dix-sept romans. Son œuvre couvre tous les genres de la littérature de ce siècle, on le connaissait en France pour sa Trilogia del campo, trois romans de la campagne publiés ces dernières années par Verdier dans une excellente traduction de Rudy Chaulet (Les Rats, 1990, Les Saints Innocents, 1992, Le Chemin, 1994), en fait écrits sur trente ans, de 1950 à 1981. On découvre ici un Delibes des villes tout aussi attachant que le Delibes des champs, mais un autre pourtant, au point que deux traducteurs ont cru bon de se les partager. Bon, tant pis.