Télérama, 26 décembre 1990, par Michèle Gazier
Delibes, comme Buñuel, donne à voir une réalité à travers le prisme de sa sensibilité – ici, la pauvreté de la Castille au seuil des années soixante. Pas la Castille altière des châteaux accrochés aux éperons rocheux et dominant la « meseta » rase, ni celle, triomphante, qui construisait des empires de part et d’autre de l’océan, et « mettait Dieu sur toutes ses guerres ». La Castille de Delibes a abandonné ses châteaux à l’histoire, les a troqués contre des demeures paysannes exiguës et des grottes où vivent encore quelques oubliés de la société. Elle n’a gardé de sa gloire d’antan que cet orgueil légendaire de peuple debout dans la tourmente.
Dans un village de cette Castille-là, non loin de Valladolid où réside l’auteur, Nini, le fils du chasseur de rats fait, à sa manière, la pluie et le beau temps. Pauvre parmi les pauvres, il promène sa petite dizaines d’années à travers champs, en compagnie de sa chienne Fa. Nini, « le Nini », né d’amours incestueuses, est une sorte de sage. Il a appris la nature et ses caprices en compagnie de son grand-père, de son père et du plus vieux des habitants du village, le Centenaire, qui lui lègue sa science et déverse en lui les flots d’une mémoire que ne tarit pas le terrible cancer qui lui ronge le visage.
Nini sait les saisons et les cycles, les mœurs des animaux les fourberies du ciel et des vents. Il sent tout cela, bien mieux que cette pauvre Fa dont les sens s’émoussent avec les ans. Il est le seul à avoir conservé en lui assez de pureté pour ne pas perdre cette richesse intérieure, ce savoir millénaire qui a permis aux hommes de survivre. Il est l’héritier, le dépositaire d’un secret que la civilisation enfouit sans cesse plus profondément dans les mémoires, jusqu’à le faire disparaître.
Il y a chez cet enfant surdoué et terriblement marginal (inculte dira-t-on chez ceux de la ville, illettré répéteront les bourgeois) quelque chose de fragile et de sacré, de primitif et de visionnaire. Nini appartenant à un autre monde, à un autre temps, à une autre morale : celle de l’instinct et du cœur.
Autour de lui, dans ce village que ni lui ni son père ne veulent habiter (il vivent dans une grotte, refuge offert par la nature, et refusent l’étroitesse marchande d’un appartement), les paysans passent un à un dans l’autre camp, celui d’une médiocrité vaguement citadine suscitée par l’argent (qu’ils n’ont presque pas) et par le confort (qu’ils connaissent à peine). Ils perdent, sans vraiment le vouloir ni le savoir, cette mémoire ancienne qui les rattachait à la terre dont ils étaient les fils. Ils s’abandonnent au futur et signent en toute candeur leur arrêt de mort.
On pourrait croire que Les Rats est un roman passéiste ou sinistre, une fresque goyesque d’une noirceur absolue. Il n’en est rien. Delibes aime trop cette Castille, qu’il n’a vraiment jamais quittée, pour ajouter le noir du deuil au jaune incandescent de ses blés. Il est bien trop poète pour se laisser piéger par les lourdeurs du roman social ou par l’exaltation des valeurs paysannes. L’âge d’or n’est pas pour lui dans un hier merveilleux où la culture serait nature, où l’homme se nourrirait pour son plus grand bonheur de rats d’eau et de fruits cueillis. Le grand journaliste qu’il fut s’est trop intéressé au présent pour vouloir le fuir ou le nier.
Arpenteur d’une terre qu’il aime, promeneur éclairé, chasseur respectueux, Delibes est lui aussi une sorte de sage, qu’un long voyage à travers l’histoire contemporaine des hommes a conduit à savoir les connaître et les regarder. Comme Nini face aux animaux, il sait la cruauté des êtres, que la guerre civile espagnole a plus que jamais révélée. Il sait les combats et le prix lourd de la liberté. Il sait, parce qu’il garde les pieds sur cette terre ingrate de Castille, que tout est lutte, sang versé, et que la vraie poésie, la vraie littérature sont des fleurs de souffrance. Seuls sont inacceptables le mensonge et l’amnésie.