L’Événement du jeudi, 10 décembre 1992, par Alain Clavel
Quand on lui remit son prix Nobel, Camilo José Cela se déclara enchanté, mais il s’empressa d’ajouter que l’illustre timbale aurait dû échoir à son compatriote Miguel Delibes… Presque inconnu en France, l’auteur des Rats vit en solitaire au fond de sa Castille natale et semble préférer le chant des oiseaux aux babils des humains. Ses livres ont la rudesse dépouillée des terres battues par les vents, et ses personnages sont le plus souvent des attardés, des simples d’esprit reclus dans un mutisme impénétrable.
Les Saints Innocents ont pour cadre une Castille moyenâgeuse où règne le seigneur Ivan, un caudillo local qui impose sa loi d’airain à une paysannerie servile. Chacun s’incline devant ses lubies, sauf l’étrange Azarías. Pourquoi ? Parce qu’il est idiot, et qu’il n’a pas appris à se soumettre. Sachant à peine compter jusqu’à dix, ce débile aux yeux d’ange n’a pourtant pas son pareil pour parler aux perdrix, aux palombes et aux aigles… Sculpté dans les paysages immuables d’une Espagne tellurique, le roman de Delibes est une fable sur l’innocence perdue : son héros tourne le dos aux hommes parce que notre terre est un enfer et qu’il est, lui, un messager du paradis. Ne le laissons pas s’envoler.