La Croix, 27 juin 1993, par Jean-Maurice de Montrémy

La colère donne de l’humour. La vraie. Celle qui, s’adressant en fin de compte à soi-même, porte la marque du travail bien fait. Thomas Bernhard a, ces dernières années, renouvelé le genre. Sans épuiser toutefois les ressources de l’Autriche en la matière, puisque son compatriote Gert Jonke (né en 1946) se signale par un égal amour de la musique, et par une égale colère, dont un pianiste dirait qu’elle est d’exécution transcendante.

L’École du virtuose rend d’ailleurs hommage, jusque dans son titre, aux fusées d’arpèges, tempêtes de basses, mécaniques absurdes et autres singeries chères aux spectacles d’estrades. Le titre vient d’exercices fameux de Czerny, ânonnés par des générations d’enfants peu prodiges. Il s’applique à deux récits où le narrateur est un musicien en mal de composition. Histoire de grimacer, certains personnages y portent des noms chers au piano romantique : Diabelli et autres Waldstein.

On l’a donc compris dès les premières lignes : Jonke c’est fou. Mais de façon méthodique, et en deux temps. Il s’agit d’abord, dans l’allegro initial, d’un concert organisé par un photographe et sa sœur dans le jardin d’une quelconque ville honorable d’Autriche, face à d’honorables notables non moins autrichiens. Ceux-ci tiennent des propos absurdes, avec l’entêtement et la dignité qui conviennent.

Mais ces propos, au lieu d’être une énième version de la stupidité bourgeoise, sont profondément poétiques. Il s’agit de savoir si l’on peut construire une ville avec de la fumée, si l’on peut faire entendre de la musique sans instrument, si l’on peut escamoter deux équipes de football en plein match, etc. Pendant ce temps, le concert –abracadabrant– se poursuit et le narrateur tente, avec la sœur du photographe, une intrigue amoureuse d’un pur lyrisme, très émouvante.

Le second récit, introverti, s’apparente à l’adagio. Le narrateur se découvre un frère, ancien pianiste recyclé dans le transport des pianos. Il hante, en sa compagnie, le grenier du conservatoire de la ville où reposent 111 instruments. Ces pianos, à l’image de l’esprit du narrateur, sont à la fois clinquants et délabrés ; prêts à la merveille, mais inutilisables. Le narrateur a sérieusement bu, si bien qu’il voit les pianos accomplir des choses surprenantes. Son frère envisage, pour sa part, de les bricoler en logements pour les sans-abri.

Là encore, le burlesque s’accompagne d’une poésie poignante et sincère. Ce n’est pas l’aigre colère de l’amertume et du dénigrement. C’est la colère d’un amoureux –si peu déçu qu’il s’emporte au quart de tour.