La Quinzaine littéraire, 15 décembre 2000, par Nicole Casanova

Ce livre court contient tant de passé qu’il pourrait éclater, s’éparpiller dans tous les sens, n’était la rigueur mathématique de l’auteur qui ne laisse pas une syllabe échapper à son contrôle.

Étonnante fidélité d’une certaine Autriche à un certain filon de son passé. Comme si le lac du folklore niais, de la frivolité viennoise, des opérettes, était traversé par un fleuve rapide et droit qui ne se mêle jamais à ces eaux mortes. En six ou sept décennies, le Cercle de Vienne a créé la philosophie néopositiviste de Wittgenstein (1889-1951) et Schlick (1882-1936), l’École de Vienne a inventé la musique dodécaphonique, dite atonale, puis sérielle, avec Arnold Schönberg (1874-1951), Alban Berg (l 885-1935), Anton Webern (1883-1945). Tout se passe alors comme si la littérature cherchait à mettre en pratique elle aussi ces recherches – cette unique recherche, peut-être : celle d’un langage parfait, capable de créer ce qu’il énonce, et donc même de faire exister Dieu. C’est cette aventure que Thomas Mann a férocement caricaturée dans son Doktor Faustus. Là, l’invention de la musique dodécaphonique est soufflée au musicien par le Diable. Schoenberg crut se reconnaître, pas tout à fait à tort, dans ce musicien qui devient fou – à cause du Diable, mais aussi à cause de la syphilis. Il ne pardonna jamais à Thomas Mann.

Les compositions sérielles de Schönberg datent des années vingt, le Tractatus logico philosophicus de Wittgenstein de 1921. Et malgré cet éloignement dans le temps, des écrivains comme Ingeborg Bachmann (voir le roman Malina) et Peter Handke appartiennent encore à cette lignée intolérante, à l’écriture d’autant plus rigoureuse et serrée qu’elle porte des ambitions insensées, quasiment démiurgiques.

Existe-t-il en France une continuité aussi durable ? Chez nous, tradition et innovation composent une sorte de tresse genre mercerie, d’où chacun peut extraire le brin de fil dont la couleur l’attire.

À Klagenfurt sont nés Ingeborg Bachmann et Gert Jonke. Jörg Haider y sévit aujourd’hui : antithèse de cette haute intelligence, « opérateur », diraient Jonke et Webern.

À Klagenfurt, nous avons rencontré Gert Jonke, au temps où la Carinthie n’était qu’un doux paysage très vert. Une minorité slovène luttait pour la reconnaissance de sa culture. L’entretien eut lieu dans la nuit, la lumière bleue de la lune ruisselait sur l’énorme dragon de bronze, emblème de Klagenfurt. Et les discours de Gert Jonke – qui venait d’écrire L’École du virtuose – étaient aussi hallucinés que ses yeux un peu hagards derrière ses lunettes, au-dessus du nez pointu.
Un livre si plein de passé, donc. Écrit comme une composition musicale, où les thèmes surgissent, se développent en longues phrases sans ponctuation, s’en vont et reviennent en variations de plus en plus poignantes. Le 15 septembre 1945, un soldat américain abat Anton Webern de trois coups de pistolet. C’était aux environs de Salzbourg, la guerre était finie, ce cuisinier de l’armée américaine se livrait à un trafic de marché noir, il a eu peur d’être pris en flagrant délit, et dénoncé. La guerre, celle-là surtout, en a vu d’autres, en fait de morts idiotes et calamiteuses pour le genre humain. La seule mort qui eût été intelligente et salvatrice, la guerre se l’est gardée pour la fin, tout en dernier, dans un bunker de Berlin…

Le livre s’adresse au soldat meurtrier, Raymond Norwood Bell : « Doucement, Raymond, doucement sur la bouteille ! » Et : « Dis, Raymond, quelle idée de flinguer bêtement ce compositeur vraiment important ! » Puis sont définis la vie de Webern qui « fit l’impossible pour devenir l’élève d’Arnold Schoenberg », ses premières œuvres sifflées, « le malheureux fut obligé de diriger des opérettes ». ( « Ce porc de Franz Lehar », dit Jonke). « Dis un peu, Raymond, à ton avis, qui donc à présent va pouvoir diriger, là-bas en Europe, les monumentales symphonies de monsieur Gustav Mahler, et les faire à nouveau sonner comme le Doktor Webern en était capable avec facilité ? » – On suit Webern à Prague où il refuse de rester, puis à Vienne, on assiste au désespoir de sa femme après la mort du compositeur. Un univers à la Wozzeck, mais musique de chambre plutôt qu’opéra. Tout est joué au violoncelle plutôt qu’écrit, et en même temps parfaitement clair, et très bouleversant.