Le Matricule des anges, septembre 2011, par Thierry Cecille
Le désir de désirer
Entre ironie et nostalgie, Robert Menasse diagnostique les affres sentimentalo-sexuelles que doit affronter le mâle occidental on rit jaune.
« Le jour où Christa a pilé des piments entre ses mains avant de me masturber et de me demander – pour reprendre ses mots – de l’enculer, j’ai compris toute la beauté et la sagesse du célibat. » Il arrive que l’incipit propose, comme ici, une ouverture en fanfare le thème et, plus important encore peut-être, le ton sont alors donnés d’emblée – et le lecteur, sinon conquis, du moins happé. Le danger cependant est, pour le romancier, de décevoir il a lui-même placé ainsi la barre très haut. Alors que Chassés de l’enfer (Verdier, 2006) constituait une admirable réussite, ce dernier roman est en définitive moins convaincant, comme si Robert Menasse avait fait preuve de plus de complaisance envers lui-même qu’envers ses personnages…
Le narrateur, en effet, prénommé Nathan (allusion au personnage de Lessing, dont il envierait la sagace sagesse ?) ne veut pas s’en laisser compter c’est avec franchise et exactitude qu’il déclare retracer, sur les instances de sa psychanalyste, ce que fut son « éducation au désir « (c’est le sous-titre du roman). Il en a le loisir longtemps responsable de la rubrique « Vie « dans un journal viennois, il se retrouve au chômage. C’est que le décalage entre sa conception du journalisme et les exigences actuelles de ce métier, longtemps toléré comme ce qui faisait son originalité, ne peut plus désormais être de mise – alors que la presse est devenue une spécialité indéterminée, entre la publicité et le management. La citation de Pessoa qui vient conclure le roman (épigraphe paradoxale) éclairerait fort bien sa tentative (tout autant que celle de Menasse lui-même, pour ce qui serait alors une autobiographie masquée, une autofiction) il s’agirait de « revivre exactement la même vie, mais différemment «. Cynique sans acrimonie, lucide mais cédant parfois à une forme d’apitoiement envers celui qu’il fut, ce narrateur se présente comme un moraliste – et il possède le don de la formule qui fait mouche et le talent du portrait vif et efficace. Nous le suivons donc, avec le sourire, de son adolescence dans ces années 50 qui peinent à effacer l’adhésion de l’Autriche à la démesure hitlérienne jusqu’aux premières années de ce troisième millénaire où le consumérisme apparaît bien comme un fascisme cool et light, en passant par la révolution sexuelle des années 70 dont notre antihéros tenta, malaisément, de faire, pour lui-même, une libération. La satire d’un père chroniqueur mondam, d’une mère envahissante, de maîtresses tellement libérées qu’elles en deviennent quelque peu effrayantes – telle la Christa de l’incipit – donne lieu à des scènes plaisantes, qui révèlent les travers d’une société dans laquelle les valeurs ne cessent de fluctuer alors que l’hédonisme semble être la seule constante. Le prétexte du monologue analytique permet également une liberté narrative, qu’il s’agisse de la construction chronologique ou de l’usage des digressions (les premières pages nous offrent même une savoureuse « digression sur les digressions «).
Mais cette liberté devient au fur et à mesure plus limitée, fait long feu – et Menasse cède à certaines facilités (le titre en est une, et de taille). Comme chez Houellebecq (même si l’écriture est ici moins lâche, plus riche, et l’humour plus corrosif) la volonté réaliste, voire sociologique, le conduit à s’approcher dangereusement du simple reportage (ainsi pour de nombreuses pages sur le milieu journalistique) ou, à l’inverse, peut-être justement pour ne pas encourir le reproche d’une telle platitude, à se risquer dans des pages forcées ainsi un voyage professionnel de Nathan à Paris le confronte-t-il à d’apocalyptiques émeutes qui l’obligent à rebrousser chemin dans des conditions abracadabrantesques. Nous pourrions accorder au romancier le bénéfice du doute ces défauts seraient ceux de Nathan – et c’est son instabilité psychologique passagère ? – qui les excuserait !