Le Monde, 11 octobre 1996, par Jean-Louis Perrier

Une enfance en pays conquis. Une enfance rebelle refusant de se laisser conquérir par une culture « qui fait de l’acte de tuer » son centre. Pour être un roman d’éducation, Allemann est d’abord un roman de résistance à une éducation. Lorsque l’Autriche embrasse son Führer et se met à danser sur l’air de l’Anschluss, l’enfant, Josef, entre spontanément en résistance. Simplement parce qu’il est différent et ne peut adhérer en rien au schéma imposé, celui d’« un corps et une âme à l’équerre, prêts à se laisser détruire au nom de la vérité ». Considéré comme « dégénéré » par son instituteur, il mène sa guerre à lui, contre une langue pervertie et soumise, devenue une langue de plomb impropre au savoir et à la jouissance, une arme de destruction massive.

Cette « langue des barbares » que l’on aimerait croire morte, Alfred Kolleritsch nous la montre bien vivante dans les parenthèses étincelantes qui encadrent son récit. Sa survie en dit long sur l’Autriche profonde. Un demi-siècle après le désastre, les « hommes gris » enterrent un des leurs en gommant silencieusement les horreurs auxquelles ils ont participé. « La langue qu’employait [celui qui faisait l’éloge du défunt], sortie de sa tanière, vantait les mérites de la vérité d’antan qu’elle avait conservée à l’abri, enrichie de la force et de la saveur subtile que lui conférait la survie. »

« Cette certitude paralysante de se trouver au milieu de gens indissociablement liés à la roue qui tournait en arrière » est devenue une souffrance physique pour le narrateur. Et un encouragement à retourner puiser des forces dans son enfance. La campagne alors le protégeait avec les siens. « Une force en toi t’écarte du lot commun. Tu cherches l’inimitable, tu aimes une chose à condition de lui trouver un défaut qui puisse faire de toi son unique détenteur », lui disait le père. Le gosse aime les « hybrides », les « fous ». La prisonnière polonaise sauvée des SS parce qu’elle garde précieusement le Zarathoustra qu’il lui a prêté lui dira : « Je sais quand je te vois que le sol étranger appartient à tout le monde. »

Mauvais élève, « mauvais Allemand », qui cherche un sens au cœur des choses et non dans les slogans, il est insoumis simplement parce que curieux des autres. Bon à rien, sinon à résister. À l’école secondaire, le garçon se dérobe au combat, comme à tout assujettissement : « Josef émit le vœu de n’avoir jamais à juger personne. Mieux vaut ne jamais être en possession d’une vérité que d’être possédé par la vérité. » Il observe la masturbation des grands comme une réplique nocturne à leur soumission diurne. Un jeu collectif qui nie l’érection permanente du corps nazi. Une rébellion où la « petite mort » nargue le grand massacre en cours.

Lorsque s’amplifie la débâcle hitlérienne, les dirigeants de l’école pensent en tenir le responsable : Allemann, un surveillant. Un homme de la nuit, à demi aveugle, ce qui lui permet de continuer à lire (en braille) durant les bombardements des Alliés. Il fait resurgir Heine de l’abîme obscur auquel il a été condamné. I1 révèle aux élèves les traces d’un portrait de Mendelssohn-Bartholdy, effacé, parce que juif. Ordonnateur des séances de pollution, Allemann aurait avoué, avant d’être mis à mort : « Je voulais voir revenir le désir sur les visages endurcis des enfants. »

Déjà, lorsque Josef feuilletait les images types « de bons nordiques » chez le sous-préfet nazi, il avait remarqué que « le visage du grand-père était la négation même de ces revendications de visage authentique ; ce qu’elles avaient de définitif s’en trouvait réduit à néant. Son visage était mouvant, il était, pour Josef, la porte grande ouverte par où le chemin continuait ». L’humanité est affaire de visage. L’individu y porte sa part d’enfance heureuse comme un rempart contre la barbarie, contre ceux pour qui « tous les hommes devaient ne plus faire qu’un ».

Allemann fraye son cours entre poésie et philosophie. Chacun de ses méandres porte leur empreinte. Ses dialogues n’empruntent pas à la vie quotidienne, mais à une pensée plus haute qui paraît contenir son propre commentaire et donne aux voix leur texture si particulière, baignée d’un immense respect des autres. De cette chronique, largement autobiographique, qui assurerait à elle seule à Alfred Kolleritsch une place majeure dans la littérature contemporaine de langue allemande, l’auteur tire l’assurance qu’il demeure un doute qui ressemble à l’espoir : « Si progrès il y a, il réside dans le fait que le Mal est devenu repérable. Dans ce pays où il lui fallait vivre, le Mal gardait sa porte ouverte et était condamné à franchir le seuil masqué en idéal. »