Le Monde, 21 avril 1995, par Pierre Deshusses
Qu’étiez-vous venu chercher dans cette ville, Burgmüller ? Y étiez-vous simplement venu par hasard ? Ou est-ce d’avoir trop tôt perdu cette inconnue rencontrée dans une gare que vous vous êtes soudain retrouvé dans cette cité en bordure d’un fleuve, qui est peut-être un lac, ou même une mer ? Vous étiez bien seul parmi les autres habitants. Mais cette solitude n’avait rien d’oppressant – il y avait les Télamons, ces statues de pierre inaccessibles au sommeil…
Quel secret pressentaient donc les Caryatides et les Atlantes dans vos endormissements pour les observer avec tant d’avidité ? Vous deviez leur apprendre à dormir, disiez-vous. Mais les choses peuvent-elles se mettre à rêver, partir pour ce grand voyage où le ciel devient une partie du cerveau, l’épaulement des collines une partie de la chair, le soleil une partie de la chaleur d’un corps ? Cette chaleur que vous a refusée Elvire. Vous l’aimiez pourtant Elvire, mais elle vous a presque chassé de votre appartement pour ne pas déranger une mouche entrée par la fenêtre. Était-ce la vraie Elvire, cette mouche entourée de tant de sollicitude ? Vous étiez chargé d’aller lui chercher des tranches de saucisson, pas trop cher mais pas le meilleur marché non plus, recommandait votre amante. Tous vos projets ne tournaient alors plus qu’autour de la mouche Elvire : l’éducation des enfants que vous auriez, votre mode de vie, même de nouvelles règles d’hygiène… Elvire est partie, emportant l’autre Elvire, et vous ne savez pas ce que vous regrettez le plus : la femme ou la mouche.
Égaré en plein espoir, en plein désespoir, vous avez alors voulu rendre la musique habitable – vous n’êtes pas acousticien pour rien –, commander le vol des oiseaux, moduler les paysages lorsque vous avez fait la connaissance d’une actrice. Elle s’installe chez vous avec sa machine à écrire et commence son histoire, et la vôtre aussi, en attendant d’inventer une nouvelle langue (dit-elle, suave) pour échanger vos secrets jusqu’alors ignorés, une grammaire à venir, douée d’une telle force libératrice que jamais vous n’auriez plus à ravaler vos mots. Que de choses invisibles seraient alors faciles à découvrir ! Après Musique lointaine et L’École du virtuose, La Guerre du sommeil, écrite en 1982, forme le dernier volet d’une aventure baroque où la fiction ne cesse de se moquer de ses propres lois. Les romans de Gert Jonke aiment prendre la forme de récits éclatés où se dessine, en filigrane, une intrigue qui, par de multiples anamorphoses, essaie d’échapper à elle-même.
Pourtant, la remise en question du réel et de son aperception n’est pas faite de façon didactique, l’écrivain préférant utiliser tous les registres du langage plutôt que de suivre l’esquisse d’une démonstration. Cette virtuosité, tour à tour grave et enjouée, source d’angoisse et de rire, est portée par un rythme et une musique admirablement rendus ici par les deux traducteurs.
La logique la plus stricte se conjugue au délire le plus fou qui, aussitôt démasqué, ouvre la voie à une synesthésie loufoque où le rêve se superpose à la réalité sans l’effacer. Car c’est bien l’un des enjeux de ce roman, la mise en question de la réalité statique par les paysages mouvants du rêve opposé à la rigueur des pierres. Guidées par les conseils et les démonstrations bienveillantes de Burgmüller, les Caryatides finissent par sortir de leur torpeur millénaire, en compagnie des Atlantes, elles se réveillent pour un sommeil guerrier – traduction littérale du titre allemand – dirigé contre les habitants de la ville, s’écartant des maisons qui s’effondrent dans un gigantesque nuage de poussière, tandis que Burgmüller, averti par une Caryatide amie, quitte la ville, pareil à Loth fuyant Sodome.