Le Temps, 7 octobre 2000, par Isabelle Martin

Gert Jonke rend un vibrant hommage à Webern et à ses amis musiciens. S’il célèbre les compositeurs de l’École de Vienne, l’écrivain autrichien n’est guère tendre pour ses compatriotes, dont il dénonce avec force le conformisme musical.

Après L’École du virtuose et La Tête de George Frederic Haendel, ce nouveau récit traduit en français de l’écrivain autrichien Gert Jonke, né à Klagenfurt en 1946, témoigne encore de sa fascination pour la musique : La Mort d’Anton Webern (Geblendeter Augenblick. Anton Weberns Tod, 1996) retrace la vie du compositeur et chef d’orchestre en partant de son assassinat, à Mittersill en 1945, par Raymond N. Bell, cuisinier de l’armée américaine qui se livrait au marché noir et craignait d’être espionné.
Dans ce conte poétique d’une ironie corrosive, l’auteur s’adresse tantôt au meurtrier, tantôt à sa victime et il jongle avec l’espace et le temps, faisant ressurgir tout un pan de l’histoire musicale du siècle. Autour de Webern, il est aussi question de son maître Arnold Schönberg (qui dut s’exiler aux États-Unis en 1933), et de son ami Alban Berg, mort en 1935 d’une septicémie et dont les dernières années furent assombries par l’interdiction de sa musique, jugée « dégénérée » comme celle d’Alexander Zemlinsky et de bien d’autres. Gert Jonke n’a pas de mots assez durs pour fustiger le conformisme des Viennois, « ces syphilitiques du tympan » qui traitèrent les sons inouïs des dodécaphonistes de « caca musical ».

Longtemps condamné pour nourrir sa famille à une vie errante de directeur d’opérettes dans toutes les villes d’Allemagne, Webern souffre de cette situation précaire, et surtout de la médiocrité d’un genre dont Gert Jonke qualifie cocassement la joliesse d’« assomption de sainte Malaria ! Poliomyélite béatifiée, typhus surnaturel, choléra d’ambroisie, fièvre aphteuse au jardin d’Eden ! » Après le premier conflit mondial, il dirige à Vienne la Symphonie des Mille de Mahler dans le cadre des Concerts symphoniques ouvriers. Mais il ne pourra en faire autant pour le Concerto à la mémoire d’un ange de son ami Berg, dont la première n’aura lieu qu’en 1936 à Barcelone, sous la baguette de Scherchen.

Les trois coups de feu fatals de Mittersill reviennent à plusieurs reprises ponctuer ce récit concis et d’une belle densité, qui se termine sur une échappée visionnaire : Webern rejoint dans les airs « les êtres sonores » qu’il a inventés, « et le concerto d’Alban y est aussi, cet énorme oiseau sonore passe là-bas lentement, invisible et transparent il arpente les jours et les nuits, et circule dans l’atmosphère tel un astre invisible ». Superbe !