Les Temps modernes, mars 2001, par Bernard Simeone
Devenir musique. Fantaisie autour de La Mort d’Anton Webern de Gert Jonke
Au cimetière de Mittersill, près de Salzbourg, une croix porte sur sa face postérieure des mots dont la fluidité contraste avec l’aspect plutôt massif de leur support : « Par nos yeux ouverts, la lumière s’écoule / dans le cœur et, devenue joie, par eux doucement reflue ». Ce sont les deux premiers vers du poème de Hildegard Jone mis en musique par Anton Webern dans son opus 26 pour chœur mixte et orchestre Das Augenlicht (« La Lumière des yeux »). Et c’est l’épitaphe du compositeur.
À Mittersill, Webern, dont le fils Peter, mobilisé, vient de mourir dans un train sous les bombes, arrive le 31 mars 1945 avec sa femme et leur fille aînée. À Mittersill, depuis l’été précédent, vivent leurs deux autres filles. Les Webern ont quitté Mödling, faubourg de Vienne où dès la fin du premier conflit mondial ils ont vécu non loin du domicile d’Arnold Schönberg – le maître, l’ami, qui, en 1933, quand le pouvoir nazi le priva de ses fonctions à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin, a fui le monde germanique pour s’installer aux États-Unis, y migrant d’est en ouest, Boston, New York, Los Angeles. Les deux autres membres du groupe auquel on donnera plus tard le nom de la capitale, la seconde École de Vienne (car la première comptait Haydn et Mozart), n’ont pas quitté l’Autriche : Alban Berg – il mourra en 1935 sans avoir entendu la création de son concerto « à la mémoire d’un ange » – et lui, Anton Webern, le plus rigoureux, le plus ascétique, devenu en 1996, un demi-siècle après sa mort, personnage du court récit de Gert Jonke intitulé précisément La Mort d’Anton Webern.
En un clin d’œil aveugle (c’est le titre original du livre, devenu sous-titre en français) : ainsi le cuisinier des forces américaines d’occupation Raymond Norwood Bell, se voyant surpris dans ses activités de marché noir, a-t-il tué le compositeur, de trois balles qui seront pour Webern « les trois dernières notes », « trois explosions qui ont achevé dans un dernier accord musical le dernier mouvement de (sa) vie composée de matière musicale ». Ici, aucun lapsus des remarquables traducteurs de Jonke, Uta Müller et Denis Denjean : la vie de Webern ne fut pas composée de manière, mais bien de matière musicale. Cette intuition, ou ce présupposé, anime chaque phrase du récit, qui à son tour est un texte musical, non pas un texte sur la musique, ni même autour d’elle, mais une partition, aérienne jusque dans l’angoisse d’une décomposition, d’une perdition par le bas, le corps d’Anton Webern menaçant de s’écouler entre les pavés de Prague, là, dans la rue où il devise avec Alexander von Zemlinsky, beau-frère de Schönberg et directeur général de la musique en cette ville – « je ne peux pas rester à Prague, monsieur Zemlinsky, bien que, depuis aujourd’hui justement, rien ne me paraisse plus souhaitable que de travailler ici avec vous, en fait j’en rêve depuis toujours, depuis le moment où nous avons fait personnellement connaissance (…) : pour la seule raison déjà que si je restais chez vous à Prague, je coulerais, aussitôt, à l’instant même, sous les pavés du trottoir, ici, en ce point précisément, comme tout à l’heure déjà, retour au sous-sol, je serais expulsé des pavés vers l’intérieur de la terre, très loin, sous le bitume, et donc mon séjour ici – c’est la seule chose que je voulais vous dire – ainsi que ma personne, forcément, ne vous seraient d’aucune utilité, si je restais ici et que m’écoulant sans cesse dans la terre, je venais à tarir, siphonné, vidangé vers le centre de la terre ».
La cause d’une telle disparition serait une perte de matière, cette matière secrètement musicale dont est composé l’être wébernien, comme il apparaît dans d’autres arabesques et variations de Jonke : « Encore un hiver sans composer – quand vous ne composez pas, vous n’existez pas », « mais quand je ne compose pas, je n’existe pas, comprenez-vous mon cher Zemlinsky, quand je ne sens rien en moi, quand rien ne travaille en moi, quand rien de nouveau ne naît en moi, quand même cet espoir-là, quand ce dernier espoir qui ne m’appartient même pas en propre mais a seulement été soustrait au mont-de-piété, quand je n’arrive même plus à sentir en moi ne serait-ce que cela, monsieur le directeur général, sous l’apparence de ce tout dernier espoir pourtant déjà éventé, alors je n’existe pas, monsieur le directeur général, alors je suis inexistant ». Et l’auteur du livre, ce Gert Jonke né en Carinthie – qui n’est pas seulement le fief d’un parti d’extrême droite – exhorte le musicien, à moins que la voix qui s’adresse tantôt à Raymond, soldat-trafiquant-cuisinier-assassin, tantôt à Webern – Herr Doktor, car il soutint à Vienne une thèse de musicologie sur le Choralis Constantinus du polyphoniste Henrich Isaac –, ne soit la voix de quelqu’un d’autre, de quelque narrateur invisible ou démiurge suspendu dans les cintres, en tout cas cette voix exhorte Webern : « dites, Herr Doktor, existez-vous encore, ou bien faudrait-il au moins composer d’abord quelque chose, pour au moins recommencer à exister à peu près comme il faut ? » Et Jonke, pour rejoindre, devenir ou traverser la matière musicale dont se veut constitué Anton Webern, use de l’écriture qu’on lui connaît, longue et spiralée, répétitive et soudain fracturée, en appel d’air, se déplaçant ainsi, dans le lointain écho de Thomas Bernhard, d’un enfermement à l’autre, de l’une à l’autre monade qu’identifie l’esprit aux confins de la conscience, microcosmes explorés avant d’être laissés à leur énigme ou leur solitude. Un mot, une expression, une image, « Prague », « Vienne », « directeur général de la musique » ou « exister », autant de particules qui viennent s’agréger à une machinerie langagière transparente et frénétique. Ici, ce n’est plus Beethoven ou Haendel – comme dans deux autres textes que Jonke publia voilà quelques années – qui est objet, sujet, temps et lieu du récit, mais cet Anton Webern réputé pour la brièveté de ses pièces, pour leur inouïe concision, pour leur laconisme et leur mystérieux équilibre (poussées, contre-poussées, fusions, écarts, silences). Paradoxalement, Jonke rejoint le discontinu et l’économie de l’art wébernien par la continuité du tissu langagier, par la longueur ondoyante de la phrase, par son élan continuel et sa continuelle retombée. Contradiction apparente, apparente seulement, car dans la trame perdure une vacuité qui à la fois menace et structure la fiction. Et là, Webern et Jonke sont proches, à n’en pas douter. Proches aussi par la façon de paraître capter des sons ou des mots plus que les inventer, afin de leur construire une demeure. Le devoir premier : habiter, encore, après tous les écrits, depuis l’antique Épopée de Gilgamesh, dont le vœu fut d’habiter la terre en poète.
Alors, comment s’étonner que l’un des hauts moments du livre, bien plus qu’un morceau de bravoure, bien plus qu’un pastiche de Thomas Bernhard, soit l’épisode, acte ou mouvement qu’on pourrait appeler – tout comme il existe un Trio des quilles de Mozart – le Trio des meubles (signe par excellence de l’habitat), pour narrateur, compositeur et directeur général de la musique : dans la rue de Prague où Webern dit et redit à Zemlinsky combien sa venue à Prague n’a d’autre but que d’exprimer de vive voix qu’il lui sera impossible de venir à Prague y exercer des fonctions musicales, des meubles apparaissent à l’arrière-plan, les meubles mêmes de Webern, arrivés de Vienne et que les transporteurs commencent à décharger, criant démenti apporté par le mobilier lui-même au refus de Webern de venir à Prague. Ce va-et-vient de meubles, parodie d’exil et d’instabilité, ô combien tangible – portes, pieds, gonds, serrures, et tout cela pèse, craque et remue –, est la trace en bois, concrète et pesante, d’une vie d’errance vouée pourtant à la légèreté. Judicieux contraste et contrepoint. « Qui, dans la maison là-bas, où comme je l’espère vous allez bientôt habiter un certain temps, qui donc dispose de meubles aussi mobiles ? pour un peu ces meubles vivants procéderaient eux-mêmes à leur propre transport – quoi ? comment ? Ils sont à vous ? Je n’aurais jamais pensé une chose pareille, Herr Doktor, et je n’arrive absolument pas à comprendre pourquoi vous avez laissé vos meubles tout seuls ici à Prague, à peine arrivés et de nouveau déjà sans vous, Herr Doktor, vos propres meubles vous plantent là sans scrupules, ils bondissent hors de votre futur logis, et les voici en cavale, mais sans vous, Herr Doktor, sans que vous vous en occupiez, ils prennent leur autonomie et s’expédient eux-mêmes, partir d’ici, sortir tout de suite de Prague… » Ainsi Jonke a-t-il mêlé à l’univers de Webern un fantastique pragois où s’animent les objets, où toute forme de demeure paraît se dérober.
Mais alors quel lieu ? Pour Jonke, cette question est au cœur de la musique wébernienne comme du moindre texte vivant. Le lieu ne peut être Vienne, pourtant « toujours le centre international de la musique mondiale », mais qui creuse la tombe de ses artistes, qu’ils soient juifs – comme un grand nombre d’entre eux – ou non, « et sans l’arrivée des Russes, il serait encore à Vienne, enterré de son vivant par les Viennois à coups d’amabilités blessantes, de calomnies gentilles, à force d’attention complètement ignorante et de politesse éhontée, enseveli au cœur du labyrinthe de leurs intrigues par ces Viennois qui sauront bien s’enrichir – mais bien plus tard seulement – à chaque fois que l’occasion se présentera de solder avec profit l’héritage de ses créations sonores ». Vienne peuplée de « syphilitiques du tympan » dont les oreilles sont « attachées à leur derrière au lieu de l’être à leur tête », d’« épouvantails qui se dressent raides comme des pupitres pour l’accuser du crime de lèse-majesté envers leurs saintes reliques pourries ». Alors, que faire de Vienne, dans un moment d’omnipotent délire ? « Chassez donc cette ville, que cette saleté disparaisse du monde, oui, commencez par chasser tout simplement cette ville : vous ne permettrez plus qu’elle vous ruine, vous ordonnez tout simplement à la mairie de cette ville de décoller du sol avec toutes les autres maisons, et bientôt les voici déjà plus ou moins exercées au vol plané au-dessus de la terre ». C’est un moment de pseudo-naïveté digne de Chagall. Où s’enfuir, où demeurer ? « Il faudrait que j’aille là où je me sentirais attiré et conduit, et là-dessus vous mentionnez l’univers temporel d’un paysage que précisément vous ne pouvez préciser, que vous venez d’inventer et d’entendre, un univers un peu plus haut en l’air où s’offrirait peut-être à vos compositions un lieu habitable… »
Mais Jonke ne se borne pas à redire, de façon triviale, au fond insignifiante, que toute œuvre crée son monde, il rend cette création palpable, supprime avec une grâce qui lui est propre l’enveloppe dont s’entoure la métaphore, transforme en objet quasi matériel toute projection sortie du cerveau de Webern, inclut dans le réel ce qui le nie ou le transfigure, suggérant, de façon réellement musicale, une globalité inaccessible mais dont l’existence ne peut à ses yeux être mise en doute. Ce qui émane de la tête du compositeur (qu’on se rappelle le titre d’un autre livre de Jonke, La Tête de George Frédéric Haendel) n’est ni plus ni moins réel, dans la hiérarchie du récit, que les meubles de Webern, l’allumette craquée qui lui sera fatale au moment de fumer un cigare devant la maison de sa fille à Mittersill, ou encore l’Amérique où s’est exilé Schönberg. Cette perception d’une totalité, ce déchiffrement empathique du monde, n’est-ce pas le fameux « panthéisme » de Webern, qui trouve dans les mots de Jonke son double, délivré du spiritualisme facile et de l’extase vague que peut faire naître, au prix d’un lourd contresens, le culte wébernien du silence et des sons infimes ? Ce n’est pas un panthéisme primitif mais redécouvert, au fil de la construction sonore la plus rigoureuse et la plus calibrée qui soit, l’écriture sérielle, dodécaphonique. L’abstraction y débouche sur une réalité sensible, assez loin de la stricte épure qu’évoque en France le nom de Webern (et que Boulez, par ailleurs grand interprète du compositeur, a contribué à forger par sa lecture de l’œuvre 1).
Dans la constitution d’une architecture ou d’un monde habitable prévaut la métamorphose de la lumière en son, et plus encore l’union parfaite de ces deux entités. « Vous préféreriez naturellement continuer à diriger l’orchestre symphonique de la mer en vous promenant le long de la plage, avec ses chorals d’accords de lumière en fanfares qui se glissent vers le ciel ». La musique devenue lumière est muette, quintessenciée, perceptible hors de toute vibration de la matière solide. Tandis qu’il dirige les répétitions du concerto pour violon d’Alban Berg dans la Barcelone républicaine de 1936, Webern rêve à haute voix devant les musiciens de l’orchestre : « Une acoustique pure, entendez-vous cela ? Que ce silence veuille bien résonner pour nous tous, comprenez-vous maintenant ce que je veux dire ? (…) j’aimerais donc que maintenant, tous ensemble, nous nous penchions une fois de plus sur la partition et que, note par note, nous fassions retentir dans notre tête les premières mesures très intenses, qu’elles procèdent de notre tête, et nous devrions alors, grâce à notre concentration, sans être obligés de passer par un instrument, entendre réellement les premières mesures d’Alban procéder de notre tête. » Ces notes initiales qui créent avec le silence un rapport jusqu’alors inouï dans la musique occidentale, Jonke les évoque ainsi, ou plutôt les transforme ainsi en mots : « les notes d’Alban comme un écho sorti de l’ombre d’un silence, un écho renvoyé d’une paroi rocheuse en haute montagne, que l’on entend sans qu’il y ait eu besoin de lancer ne serait-ce qu’un seul son vers cette paroi, une musique en écho que la paroi libère toute seule sans avoir été importunée. »
Souvent le livre de Jonke paraît sourdre lui aussi de quelque paroi muette sans qu’aucune volonté soit intervenue, mais cette impression résulte d’une architecture extrêmement contrôlée, régie par le principe de variation : un mot apparaît dans le tissu narratif, un mot des profondeurs, surgi de la mémoire musicale et langagière de Jonke, par exemple « opérette » ou « meubles », ou encore un groupe de mots comme « trois dernières notes », et ce mot, ou ces mots, aimantent soudain tout un territoire, attirent d’autres termes qui résonnent entre eux jusqu’au moment où leur potentiel expressif paraît épuisé, chacun ayant été tourné et retourné en tous sens un grand nombre de fois, passant de son maximum de signification à une totale vacuité, selon un procédé fait d’entêtement comique et d’obsession répétitive, mais qui devient au fil du livre une sorte de parfait naturel. On peut songer alors à l’écriture de Thomas Bernhard. Mais Bernhard projette une destruction, un dynamitage, une table rase, alors que Jonke semble préférer une sublimation, au sens physique du terme, une volatilisation, afin que d’une nappe sonore ne perdurent que de rares points d’appui, gages de relance pour la fiction.
Quiconque aura écouté les compositions de Webern les plus célèbres et les plus accessibles, comme les Cinq mouvements pour quatuor à cordes opus 5 ou les Six Bagatelles opus 9 destinées à la même formation, et peut-être plus encore les Six pièces pour orchestre opus 6 d’esthétique expressionniste, percevra combien l’écriture de Jonke et sa conception du récit sont imprégnées des principes de composition wéberniens, que ce soit la Klangfarbenmelodie, ou mélodie de timbres, le style aphoristique (reflet de la Vienne de Karl Kraus et Peter Altenberg), la dialectique trace-disparition ou le jeu constant des intensités au cœur de l’œuvre. L’équilibre subtil entre les divers tons de l’écriture – du grotesque au sublime, du quotidien au mystique – révèle chez Jonke une conscience aiguë, quasi topographique, des rapports existant entre les composantes du récit, et dans le même temps le vœu de sublimer celui-ci en un réseau de couleurs. N’est-ce pas la même conscience qu’exprimait Webern lorsqu’il déclarait, à propos de ses Variations opus 30 pour orchestre : « leur musique est multicolore, mais sur la base d’une stricte relation des parties entre elles » ?
Car la sublimation lumineuse ne peut intervenir qu’au terme d’un calibrage de la matière (Webern, auteur de la thèse déjà citée sur le recueil Choralis Constantinus du polyphoniste néerlandais Heinrich Isaac, fut toujours fasciné par le contrepoint).
Questionner l’écriture de Jonke à l’aune des techniques musicales, c’est aussi, voire d’abord, se demander : qu’en est-il, dans La Mort d’Anton Webern, du dodécaphonisme et de la composition sérielle ? On peut rappeler qu’au sein de l’École de Vienne, Webern fut celui qui appliqua les préceptes schönbergiens à des groupes sonores plus réduits, décomposant la série de douze sons, prônée par son maître comme élément de base, en plus petites unités, plus malléables et reflétant le désir de porter le principe sériel au cœur de la « matière » sonore. Peut-il y avoir, dans l’ordre de l’écriture et du récit, un quelconque équivalent de ce procédé ? On a vu déjà combien la répétition frénétique de mots ou de groupes de mots pouvait être structurante chez Jonke, au même titre que chez Thomas Bernhard : ces groupes compulsifs prennent, par leur seule existence, la place d’autres mots, plus nombreux, plus variés; ils soumettent ainsi le texte à une contrainte comparable à celle de la série telle que la conçut l’École de Vienne. Et la manière dont sont répétés et comme tournés et retournés les mots clés du texte, évoque plusieurs procédés mis en pratique dans la musique sérielle, dont on peut se contenter de citer les noms, suffisamment évocateurs : récurrence, renversement, récurrence du renversement (s’y trouvent inversés tantôt les notes tantôt les accords qui composent une série donnée).
Plus encore qu’un goût de la série, on note, chez Jonke, une tendance à la « mélodie de timbres », autre aspect important – peut-être même le plus spécifique – de la musique de Webern : pour ce dernier, il s’agit de répartir les diverses notes d’une mélodie entre plusieurs instruments, qui mettent ainsi à mal sa linéarité mais renforcent sa capacité de résonance, comme s’ils soumettaient la mélodie, grâce à la multiplicité de leurs timbres, à une sorte d’éclairage intérieur source de diffraction. Or, plus que des mots, ce sont des nappes de sens et de sons qui, dans le récit de Jonke, vibrent à l’unisson et donnent au livre son scintillement. Les notions, les objets, les personnages mêmes, se diluent au profit d’ensembles plus vastes, qui peuvent être des situations ou, fréquemment, des correspondances poussées à l’extrême de leur logique interne.
Et parmi ces correspondances, il en est une qu’on peut considérer comme le fondement du livre, puisqu’elle est à la source du meurtre de Webern sans lequel ce récit n’existerait pas : il s’agit de la ressemblance – source de confusion – entre le rougeoiement du cigare que le compositeur vient d’allumer dans l’obscurité, au moment de faire quelques pas devant la maison de sa fille à Mittersill, et l’éclair d’une arme à feu; une ressemblance qu’invoquera le cuisinier-assassin Raymond Bell pour justifier qu’il ait, pris de panique, tiré sur le compositeur et l’ait tué de trois balles qui, à leur tour, ont sonné comme les trois notes conclusives d’une existence vécue comme entièrement musicale.
Mais la ressemblance constatée, aussi dramatique soit-elle par ses conséquences, est comme supplantée, dans le récit de Jonke, par la ressemblance voulue, par l’analogie clairement conçue comme telle. C’est sous forme de transposition analogique (et sournoise) qu’apparaît ainsi dans le texte un des emblèmes persistants de Vienne, l’opérette – dont Webern, pour des raisons alimentaires, dut diriger quelques exemples au début de son erratique carrière. L’opérette représente une analogie d’un type très singulier, puisqu’elle propose un décalque anodin, lénifiant, de la cruelle réalité quotidienne : « Les gens vont à l’opérette pour que toutes les infamies auxquelles ils se livrent en dehors du théâtre d’opérette leur soient resservies sur scène, mais avec un visage charmant, assez longtemps pour que ces bassesses puissent et doivent paraître charmantes même en dehors de l’opérette, parce que l’opérette les a banalisées, moyennant quoi l’existence tout entière elle aussi peut être ressentie comme une opérette, en ce sens que toute infamie peut se justifier par ce côté si gentil et si charmant, et que l’horreur que l’on éprouve tous les jours s’apparente et s’assimile à une vie si charmante. »
L’opérette est accordée à l’image du Ring, le grand boulevard circulaire de la Vienne impériale, succession d’imposants édifices publics et d’orgueilleux immeubles de la haute société qui pastichent avec plus ou moins de lourdeur les styles de diverses époques : boa aux spires insidieuses, l’opérette elle aussi enferme, elle est ce qu’il faut fracturer à tout prix pour être, pour exister, pour trouver le souffle, anxieuse aspiration d’un Thomas Bernhard mais aussi de Webern décrit par Jonke en chef d’orchestre disant haïr ce genre musical mais enchaînant opérette sur opérette pour survivre, devenant ainsi « herr opéretteur » : « Comment fuir un tel théâtre et, pour tout dire, le commerce de tous les hommes ? Après vos contacts avec de telles personnes, vous ne supportez plus le reste, pas une seconde de plus, pas ainsi, dans votre position actuelle, en tant que “Herr opéretteur”, pas des jours comme aujourd’hui qui s’entortillent autour de votre corps comme ces villes qui changent tous les jours et se ressemblent toutes – elles se sont agglutinées autour de vous avec leurs constructions, elles étouffent tout le reste avec leur ramassis de théâtres d’opérette à l’architecture de bidonvilles qui vous chassent d’une ville à l’autre et vous obligent sans cesse à faire face encore une fois à la nécessité de déménager. »
Que l’opérette ait joué un rôle historique aliénant n’est pas douteux, ni la déliquescence du genre, depuis la prétentieuse élégance du Ring jusqu’à la vulgarité prater (du nom du célèbre parc où depuis le XVIIIe siècle on jouait de la musique en plein air et dont les bosquets accueillirent nombre d’ébats). Mais, « typhus surnaturel, choléra d’ambroisie, fièvre aphteuse au jardin d’Éden », comme l’écrit Jonke, cette maudite opérette ne fut pas seulement un ennemi pour les vrais musiciens de Vienne. De Gustav Mahler (dans ses Seconde et Quatrième symphonies notamment) à l’opéra Lulud’Alban Berg, l’opérette et sa dégénérescence ont imprégné les meilleurs œuvres viennoises, les plus sarcastiques ou les plus déchirantes. Et l’aversion paranoïde qu’éprouve envers elle le personnage Webern chez Jonke signifie pour le compositeur haine ou rejet, mais d’une partie de lui-même : « et quelle bonne action ce serait alors de diriger la totalité des opérettes à travers le ressac vers la haute mer, de leur imposer une autre direction, de les diriger prudemment là-bas au-delà de l’horizon, de les faire partir vers l’autre bord, très loin, jusque sur la plage aérienne que l’on n’aperçoit pas, si bien qu’aucune tempête d’opérette ne puisse plus jamais revenir vous frapper le front ni vous prendre la tête »…
La haine de l’opérette devient ainsi, pour Webern vu par Jonke, le moteur d’une part importante de son travail. Elle focalise le dégoût envers l’industrie de recyclage de valeurs sûres et de chromos éthérés qui a pour nom Vienne, tout comme l’acharnement sur la figure du compositeur Anton Bruckner joue un rôle dynamique chez Thomas Bernhard, s’avérant un mélange d’amour et de haine (dans la Vienne la plus haïssable se devine encore ce que le narrateur bernhardien ne peut s’empêcher de nommer sa « meilleure Vienne »). Indissolublement viennois dans son errance perpétuelle de ville en ville – mais, bien sûr, de ville en ville d’opérette, c’est-à-dire de substitut de Vienne en substitut de Vienne – tel apparaît, dans les pages de Jonke, Anton Webern, prisonnier de l’analogie mais tenté par l’effraction radicale, qui serait bris définitif des chaînes de la comparaison, de la ressemblance, et création d’autres rapports entre les sons, hors de la tonalité mais sans, non plus, l’appui contraignant de la dominante 2 : Webern part en quête d’une infime constellation dont les particules sonores cohabiteraient au sein de l’œuvre sans que les polarités qui les relient déterminent entre elles un rapport hiérarchique ou de sujétion. Une image de la cité, une sorte d’utopie politique, s’entend ainsi dans l’univers wébernien apparemment si abstrait, si désengagé. Comme l’a révélé le compositeur belge Henri Pousseur, une sorte de vide générateur, un non-être proche des intuitions taoïstes, semble engendrer la composition chez Webern et, peut-on ajouter, l’écriture chez Jonke, remarquablement « aérée », géométrique, c’est-à-dire consciente au plus haut point des positions respectives, et des écarts, qui permettent de situer les mots.
Cette pesée du langage sur une invisible balance, à laquelle Jonke s’est adonné de façon rigoureuse et ludique, aussi profonde qu’extravertie, Webern lui-même l’a pratiquée – et à quelle hauteur – lorsqu’il a, pour composer ses œuvres vocales, cantates et lieder, canons et chants spirituels, « mis en musique », comme on dit, des œuvres littéraires de quelques-uns des plus importants poètes de langue allemande, Georg Trakl ou Stefan George, Rainer Maria Rilke et même Goethe, vénéré tant pour ses œuvres strictement littéraires que pour sa théorie des couleurs ou ses conceptions botaniques, adoptées dans l’enthousiasme par le jeune Webern. Écrire ce récit, ce fut certainement pour Jonke prendre conscience du renversement qu’il était en train d’accomplir : dialoguer par un texte avec une musique qui elle-même avait noué tant de liens, et d’une précision et profondeur si évidente, avec les mots de grands auteurs, avec le mystère propre de l’écriture. Et qui, mieux que Webern, a respecté l’identité, la liberté des textes en les scrutant toutefois au plus intime, en les soumettant à une transposition souvent très éloignée de leur source apparente ?
Parmi ces textes, une place importante revient aux poèmes de Hildegard Jone.« Un Goethe de remplacement », a décrété sévèrement Pierre Boulez à propos de la poétesse et peintre que Webern rencontra en 1926 et qui deviendra ce qu’on appelle d’ordinaire son égérie. Il lui écrira en 1928 : « J’entends par art la faculté d’exprimer une pensée sous la forme la plus claire et la plus simple, c’est-à-dire la plus intelligible ». Dans son rapport au texte, Webern est soucieux avant tout de lisibilité, qui ne peut être atteinte que par l’égale dignité de la musique et des mots.
Lorsqu’on aborde pour la première fois l’univers de Hildegard Jone – jamais nommée dans le récit de Jonke –, une poétesse à vrai dire bien peu lue en dehors des compositions qui inspirèrent Webern, et dont l’importante correspondance avec celui-ci est pleine d’exaltation, frappe d’abord la continuité lyrique de l’écriture, si étrangère à la raréfaction et au goût des microcosmes qu’exprime la musique du compositeur. Comment ne pas noter aussitôt qu’entre le langage wébernien et celui de Hildegard Jone d’une part, de Gert Jonke de l’autre, existe un écart de même nature, la distance apparemment irréductible qui sépare une écriture abondante d’une structure musicale extrêmement économe et lacunaire.
L’image de la fontaine, empruntée au symbolisme et à Rainer Maria Rilke, occupe une place éminente dans la poétique de l’égérie wébernienne. Mais cette fontaine est proche d’un mouvement perpétuel, où flux et reflux se succèdent, et qui vaut comme métaphore de la vie spirituelle, à l’égal du moulin mystique qu’on peut voir sculpté à Vézelay. Dans le poème qui inspira l’un des chefs-d’œuvre de Webern, sa Seconde Cantate opus 31 pour soprano, basse, chœur mixte et orchestre, Hildegard Jone écrit : « Sonner, c’est puiser aux fontaines du ciel les eaux du Verbe, / quand la main humaine remonte du puits des vases emplis de son. » La fontaine est aussi le lieu et le mouvement où s’accomplit la transmutation de la musique en lumière : « Alors s’élève le chant, quand plus rien ne retient le regard, / alors, le flot de lumière envahit l’oreille : quand disparaissent les couleurs mouvantes, / le mouvement se manifeste dans le son. » La nuit est condition pour qu’apparaisse cette fontaine immatérielle où ce qui s’exprime en sortant du corps sous forme de sons (le chant) y revient en lumière (les flots lumineux qui envahissent l’oreille). Les autres images clés de Hildegard, la ruche et la racine, les abeilles et les fleurs, ne sont que d’autres étapes d’une même et constante métamorphose, qui semble ignorer la rupture et la discontinuité. Soit l’exacte antithèse de la maudite opérette, qu’on doit citer une fois encore, cet « hommage à la migraine divine, à son aggravation jusqu’à la sclérose hypercéleste au milieu d’anges et d’archanges, pour arriver à un état éternellement bienheureux de calcification du Saint-Esprit, réelle, définitive et paradisiaque ! » En somme, une fontaine pétrifiée, pétrifiante.
À la lumière de la transmutation peut aussi être relu l’épisode pragois du récit de Jonke, puisque la crainte qu’éprouve le personnage Webern de disparaître sous le bitume, entre les pavés de la capitale tchèque, sous le regard du directeur général de la musique Alexander von Zemlinsky, pourrait être en réalité la peur d’un heureux et parfait effacement : « me voilà de nouveau sur terre, bien que victime d’un léger vertige, oui, oui, je suis flou, très nettement, mais sans aucun doute à nouveau tangible, si l’on me saisit, comprenez-vous, mon cher Zemlinsky, redevenu tout à fait palpable, et prêt à chaque instant à me laisser toucher par vous, mais avant tout à me laisser saisir, à me laisser prendre, parfaitement ! Me voyez-vous, à présent, tout à fait tangible, saisissable, proche à nouveau – non ? Mais qu’attendez-vous encore pour me ressaisir, cher monsieur de Zemlinsky, je vous en prie, saisissez-moi enfin, avant qu’une fois de plus il ne soit trop tard. » Cet épisode, dont le ton métaphysique est pourtant influencé par celui de l’opérette exécrée, transcrit sur le mode narratif le souci majeur de Webern et de son œuvre : comment exister sans succomber aux pièges de l’identité, comment être, réellement et totalement, un parmi d’autres ? comment revendiquer une existence discontinue, qui n’encombre pas le réel mais rejoint la logique chiffrée du monde et du vivant ? Jonke donne à un tel souci une forme fictionnelle lumineuse et convaincante. Il y a bien là une sorte de grâce. Une fraternité au plus près de Webern, dans le jeu, une fois encore, des analogies, des correspondances, des variations.
Mais à ces jeux de l’esprit (et bien sûr ils sont plus que cela…) que peut bien entendre Raymond, le soldat-cuistot-assassin, lui qui a tué Webern dans le noir, « en un clin d’œil aveugle », on l’a dit ? Mais ce « clin d’œil aveugle », écrit Jonke, c’est aussi tout le temps qu’il lui reste à vivre, à Raymond, avant de mourir en septembre 1955, dix ans, mois pour mois, après sa victime. « À certains, Raymond, il ne faut que dix minutes pour mourir, voire dix secondes, d’autres en revanche mettent dix ans : ceux-là commencent à mourir longtemps avant leur mort, ils restent suspendus à un point où leur vie s’est arrêtée et ne s’offre plus à eux, ils sont pris en un clin d’œil aveugle qui lentement se résorbe »… Sur un ton parfois gouailleur, parfois sentencieux, parfois ironique, jamais cruel, la voix narratrice s’adresse au pilier de bar Raymond Bell en optant pour la fraternité de bistrot, mais dans le même temps met à jour en lui la marionnette, le pauvre aliéné, et à cette marionnette, à ce pauvre aliéné, donne un nom, un nom célèbre que le cuistot n’a jamais entendu (pas plus que celui du musicien Webern qu’il vient d’occire) : « tu entends, Raymond, où t’es-tu caché, ne te cache pas, un ami du Doktor Webern écrit là-bas tout un opéra sur toi, Wozzeck, tu n’as qu’un seul avantage sur lui, tu n’as pas besoin de poignarder ta femme comme dans l’opéra ». Dans la vie de Raymond Bell comme dans celle de Wozzeck, un capitaine, le Captain Murray, humilie le pauvre diable (on devine qu’il l’a entraîné dans ses activités de marché noir). Ici aussi, une arme semble brusquement apparue dans les mains du meurtrier, non plus un couteau sur le bord de l’étang où Wozzeck a tué Marie dans la pièce de Büchner, dans l’opéra de Berg, mais un pistolet dont le canon laisse échapper de la fumée : « voici qu’apparaît dans ta propre main, dans ta main droite, quelle surprise ! un pistolet. Mais ce n’est pas forcément pour autant que tu as appuyé sur la gâchette. Et pourquoi, alors, cette fumée qui sort du canon de ce pistolet ? Reste comme explication, selon toi, la brume de ce soir d’automne : préalablement entrée dans le canon, elle s’échappe à présent de sa bouche, c’est un filet de brume, pas de la fumée, c’est l’évidence même. » Certes, Raymond est plus rusé que Wozzeck, mais sa roublardise n’est qu’une arme de pauvre, la façon dont il croit manipuler un destin qui lui échappe, et dont, loin de pouvoir l’infléchir, il n’a même pas conscience. Frère moderne de Wozzeck, prisonnier d’une débrouille dérisoire, il ne reçoit – ou ne croit prendre – que la fausse monnaie de la liberté. Mais de quelles forces est-il le jouet ? « Qui donc jette ces mots, ces gestes aériens, rayons de soleil grimaçants et tordus, ces chuchotements embrouillés, ces éclairs réduits à des clignotements microscopiques, qui donc vous les jette à la tête, à toi et au Doktor, c’est cela que parfois tu voudrais vraiment savoir. Qui donc sème ainsi deux fois de tels signes, de tels appels, dans deux champs visuels si dissemblables, si dissimulés l’un à l’autre ? »
La réponse de Jonke ressemble fort à un art poétique au cœur de la fiction, même si la notion d’art poétique est inappropriée s’agissant d’une conception où la volonté créatrice est rarement désignée comme telle. Ce qui sème ainsi deux fois les mêmes signes, pour Bell et pour Webern, « ce sont tout au plus des syllabes peut-être, sans doute des fragments de syllabes, qu’un souffle incertain et ignoré, né de l’œil brisé d’un typhon aveugle et oublié, arrache au cœur secret de la nuit, à la lumière noire de toutes les nuits qui n’ont pu avoir lieu, et sème à travers les forêts, par-dessus villes et villages, dans les chambres, et dont les sons s’assemblent d’eux-mêmes en mots, en phrases et en histoires, forment des rumeurs dont personne jamais ne peut rien savoir, bien que chacun de temps en temps prétende les avoir connues depuis toujours et affirme pouvoir les avérer. » Devant cette agrégation des particules, dont procède ce que les humains nomment le sens, on ne peut poser la question ultime – celle du sens, précisément – « qu’aux mots eux-mêmes », unités de construction. Mais ils sont rompus au mensonge, comme nous l’a enseigné l’« ère du soupçon » qui trouva dans la Vienne psychanalytique un de ses moments essentiels. Il n’existe donc aucun mot qui puisse vraiment répondre, aucun mot qui existe véritablement en dehors des autres. Ainsi Jonke suit-il Webern sur les traces raréfiées des sons et des significations, aux confins de la blancheur aphasique, lorsque c’est le tissu musical ou langagier qui est parcouru au plus près, en quête de ses interruptions, de ses trous noirs, de son antimatière. Non par jeu, non par volonté de se rassurer en vérifiant qu’au royaume des apparences rien ne laisse de trace durable, mais pour découvrir si par hasard Anton Webern et Raymond Norwood Bell son meurtrier ne seraient pas interchangeables dans la combinatoire du destin, et quel sens cela pourrait avoir : « Raymond, tu ne te demandes jamais pourquoi tu n’arrives jamais complètement à devenir le Doktor et vice-versa ? tu ne penses tout de même pas qu’il puisse refuser de prendre ta place ? de te remplacer ? » Bell ne fait-il pas déjà partie d’Anton Webern, ayant été pour lui ce qu’il est convenu d’appeler « l’instrument du destin » ? L’instrument, et plus encore l’instrumentiste. Le compositeur s’adresse à lui, depuis les limbes, par-delà sa mort : « que vous me croyiez ou non à l’instant n’a aucune importance, jeune homme, pas plus que la question du comment et du pourquoi qui pour vous est restée un mystère complet, et dont l’explication, sans aucune importance pour vous, ne vous a pourtant apporté aucun éclaircissement, car c’est enfin dans cette unique note ponctuée de silence, et dans toutes ses harmoniques inférieures et supérieures, que toutes les autres notes aussi furent conviées à vibrer à l’unisson, si bien que cette note unique, comme aussi bien toute autre note, contenait pour moi l’histoire du monde entier, depuis le fracas du début jusqu’au silence total de sa fin définitive, et cette obscurité ne vous suffit-elle pas à vous aussi pour éclaircir le mystère sans réponse de votre propre personne : un ultime instrument bien précis pour faire de la musique ou produire du son, car tel est le meilleur usage de l’instrument de musique bien précis que vous teniez en main à ce moment-là, lorsqu’au cours de votre récital, hélas trop bref, vous avez réussi à jouer les trois dernières notes avec une grande justesse, à rendre très exactement la hauteur et le volume indiqués dans la partition, à conclure de manière tout à fait convaincante avec vos trois coups tirés sur ma personne… »
Les dix ans qu’il lui reste à vivre suffiront-ils à Raymond Bell pour connaître un peu l’homme qu’il a tué, pour voir différemment, à travers ou malgré les brumes de l’alcool, toute cette histoire d’analogies, de ressemblances, de musique et de hasard, et pour comprendre que, pour chacun, l’ultime instrument c’est soi-même ? Il pourrait alors en parler librement au Doktor, dans un espace surréel que la mort ne diviserait plus.
Mais le Doktor arpente les hauteurs alpines, tel qu’on le voit sur quelques photos des années trente, cherchant encore où réellement habiter, libéré du lest de ses meubles, du poids du monde, espérant la fleur primitive, cette ur-fleur dont dériveraient toutes les autres, parmi les entités infimes qui constituent à la fois la lumière et la musique, et dont quelques-unes – les photons émis par son cigare incandescent, à Mittersill – l’ont tué.
13 septembre 2000 (55e anniversaire de la mort d’Anton Webern)
1. Complete Webern, sous la direction de Pierre Boulez (avec l’Orchestre philharmonique de Berlin, le quatuor Emerson, des solistes de la taille de Gidon Kremer, Krystian Zimerman, Françoise Pollet… et une prise de son superlative) (6 CD Deutsche Grammophon).
2. Dans une tonalité donnée, cinquième degré qui suit la note de base (tonique ou fondamentale).