Livres hebdo, 6 octobre 2000, par Véronique Rossignol

L’Autriche résistante chez Verdier

Les éditions Verdier sortent simultanément trois romans autrichiens, trois écrivains, opposants déclarés à Jorg Haider. Un geste de solidarité politique.

L’Autriche, ce n’est pas Haider. Du moins pas que cela. Pour le prouver, les éditions Verdier font paraître simultanément les livres de trois écrivains autrichiens contemporains qui incarnent chacun à leur manière les formes de la résistance littéraire anti-Haider. Gert Jonke, né en 1946, Josef Winkler en 1953 et Robert Menasse en 1954 font en effet partie de cette majorité d’artistes autrichiens et d’Autrichiens tout court qui ne reconnaissent pas au chef du parti d’extrême droite le droit de représenter leur pays. Si, stylistiquement, tout sépare ces trois auteurs, ils se connaissent et s’estiment. Et s’il faut à tout prix leur trouver des points communs, sans doute partagent-ils aussi une noirceur et une irrévérence très Mittel Europa.

Car dans leurs livres, ce n’est pas l’Autriche proprette et folklorique, celle des balcons fleuris et des bermudas tyroliens, qui est exaltée mais le petit pays contestataire, berceau de la modernité, qui a enfanté des Karl Kraus et des Wittgenstein et dont les lumières ont éclairé toute l’Europe. Et là où Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek ont adopté à l’égard de leur patrie la position violente et radicale du rejet absolu, de la désertion, ces trois-là font le tri, refusant de ne voir dans l’Autriche de cette fin de siècle qu’un pays obscurantiste, vaincu par ses vieux démons.

L’aîné d’entre eux, Gert Jonke, n’est pas un inconnu chez Verdier où il publie là son quatrième livre. Pour Jean-Yves Masson, le directeur de la collection de littérature allemande « Der Doppelgänger » (le double), qui construit depuis neuf ans un catalogue de livres de fond, Jonke est « peut-être le plus grand écrivain autrichien d’aujourd’hui ». Dans La Mort d’Anton Webern, où il évoque l’assassinat absurde du célèbre compositeur, l’un des pères de la musique dodécaphonique, Jonke suit avec constance le fil qui tisse toute son œuvre : l’amour de la musique. Styliste virtuose, le romancier qui donne, paraît-il, des cauchemars à ses traducteurs a surtout connu le succès grâce à son théâtre qui n’est pas disponible en français.

Josef Winkler, quant à lui, est originaire d’un village de Carinthie, fief électoral de Haider et décor principal de la plupart de ses romans – dont Le Serf qui lui vaut d’y être aujourd’hui traité comme un paria. La mort et le malheur, la quête de l’universel dans l’enracinement ultralocal fournissent la matière de ses livres. Selon son éditeur, Winkler a réussi avec Quand l’heure viendra, « son livre le plus concentré », tout en parvenant à « transporter ailleurs ses obsessions ».

Si Jonke et Winkler sont désormais des classiques dans le catalogue Verdier, malgré leur diffusion encore confidentielle, Robert Menasse est pour la première fois traduit en français. Au travail sur la langue de ses deux compatriotes, Menasse, de loin le plus connu du grand public dans son pays et en Allemagne, préfère le romanesque pur. Deuxième volet d’une trilogie qui paraîtra dans son intégralité prochainement chez Verdier, La Pitoyable Histoire de Leo Singer mixe très habilement roman picaresque et fable philosophique. Appliquant les règles classiques de la fiction, le livre met en scène, dans les aventures à rebondissements, de Vienne au Brésil, d’un anti-héros, un intellectuel impuissant et pleutre mais finalement assez attachant. C’est drôle, souvent grinçant, teinté d’une dérision jamais franchement désespérée. « Comme dans Musil, le livre utilise les moyens de la littérature pour rompre avec l’idéalisme allemand et s’en moquer », analyse la traductrice Christine Lecerf, auteur d’une thèse sur Thomas Bernhard, et qui a apporté le texte à Verdier.

Des trois écrivains, Menasse est aussi le plus politique : il prolonge depuis longtemps son activité de romancier en publiant des essais et très régulièrement ses points de vue dans les médias. Ses prises de position singulières n’ont pas toujours été bien accueillies. Pour lui, qui fait partie de la génération des déçus de la social-démocratie, Haider pourrait être une chance pour l’Autriche. Son accession au gouvernement pourrait favoriser l’émergence d’une résistance étouffée par presque trois décennies d’un partenariat social sans véritable opposition, qui a fini par faire le lit de l’extrême droite. Plus récemment, on a aussi pu lire son commentaire lucide et provocateur sur la levée des sanctions européennes sur l’Autriche dans un texte publié par Le Monde (« Autriche tout le monde est content », édition du 29 septembre)1.

Pour Verdier, cet important investissement éditorial est donc le moyen d’affirmer clairement le soutien aux intellectuels autrichiens, un geste de solidarité d’autant plus utile qu’il intervient dans un climat de grande francophobie. C’est l’occasion aussi pour les lecteurs de vérifier la constance discrète d’un militantisme sans paillettes ni trompettes.

1. Lauréat du Prix national de l’Essai en 1998, Robert Menasse a choisi de reverser la dotation pour refonder le prix indépendant Jean-Améry décerné à un essayiste de langue allemande. Le prix 2000 a été attribué le 1er septembre à Franz Schuh, non traduit en français.