Toros, 5 octobre 1990, par Miguel Darrieumerlou

Le paradoxe des clichés et des idées reçues, c’est qu’à les entendre ressasser on leur accorde, précisément, si peu de crédit que le fonds de bonne réalité – à défaut de pure vérité – qui les habite, disparaît intégralement.

Il en est ainsi de Belmonte. Juan Belmonte lui-même, l’historique Pasmo de Triana, le mythique révolutionnaire de l’art tauromachique. Celui qui a fait entrer véritablement l’art de Cuchares dans le XXe siècle. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire, avec humilité, les affirmations des classiques : Corrochano, Bollain, Diaz-Cañabate… Parmi d’autres, et au-delà de leurs sympathies personnelles. Car il est peu de toreros, et sans doute aucun dans le siècle écoulé, qui a suscité autant de légendes et d’histoires. Normal. Belmonte a fait l’Histoire.

Fils de quincaillier sévillan que la vie de la boutique passionne peu, Juan Belmonte commence à être un gamin de la rue. Que les hasards du pavé et de l’enfance ne font pas virer en voyou de catégorie, mais peu s’en faut.

Il jouera plus tard, accompagné de ses copains du quartier de l’Altozano, avec les vaches et les taureaux isolés nuitamment dans les enclos de Tablada. Sans réelle afición. Uniquement pour être de la bande et mériter sa place. Car l’aventure coûte cher. Et pour un glorieux coup de corne nocturne, combien plus redoutables seront les charges punitives des gardes de l’élevage.

De tientas mendiées en capeas de hameaux pitoyables, de triomphes dérisoires en cogidas solitaires, le garçon disgracieux va pourtant se faire un nom, puis un prénom. À un point tel que la critique va conseiller aux aficionados – l’anecdote est restée et resservira pour l’ineffable « El Cordobés » – de se dépêcher d’aller voir le torero dans ses œuvres suicidaires avant qu’il ne soit trop tard.

Ainsi, de faits divers en faits d’armes, de succès d’époque en polémiques féroces, Belmonte va bâtir, dans les deuxième et troisième décennies de ce siècle, le double empire de la fortune et de la gloire. Non sans revers. Non sans le doute inhérent à la réussite et l’abattement lié à l’échec.

Sans préjudice de la révolte née de ces après-midi sans issue, lorsque le public injuste exige le miracle. Le miracle chaque dimanche, en lieu et place d’un toreo simplement admirable. Grandeurs et vicissitudes de l’état d’idole. Tout ce vécu tissé de passions, de drames et de rêves, Juan Belmonte le livre en 1935 à Manuel Chaves Nogales. En biographe fidèle, celui-ci s’efface derrière la vie et le propos du torero, mettant seulement en forme ses souvenirs. Sans gommer l’humour constant du Sévillan, ni altérer la gravité de sa réflexion sur le toreo, les superstitions et les amours du torero, son amitié avec Joselito, la peur, la gloire, la mort…

Au soir du 8 avril 1962, à l’orée de son soixante-dixième anniversaire, Juan Belmonte se tuait d’un coup de revolver. Par son livre, (sans nul doute le meilleur ouvrage écrit sur l’immense torero) Manuel Chaves Nogales allait lui donner un supplément d’éternité. L’excellente traduction d’Antoine Martin est dans le droit fil exact de cette démarche.