Planète corrida, mai 2008, par Pierre-Albert Blain
[…] D’Ordóñez, sauf erreur de ma part il n’est fait à aucun moment allusion dans le pieux ouvrage consacré par Jacques Durand à Rafael El Gallo. On s’en fout. En moins de cent pages le grand Jacques de Lansargues en donne plus sur le Divin Chauve qu’une bordée de fan fouinettes menées par la plus altruiste des mères maquerelles de tous les bordels de Séville n’offrirait de plaisirs négociés. Mais où va-t-il donc chercher tout cela, cette intrusion dans la plus intime des intimités, cette révélation des gestes et faits et petites manies maniaques et grandes tracasseries, servitudes, turpitudes, grandeurs et bassesses des monarques de lumière ?
Rafael El Gallo, né Gómez Ortega, vrai Sévillan, a vu le jour à Madrid à la fin du XIXe siècle, fils de son matador de Fernando de père et d’une danseuse gitane, les deux, fleurons légataires de deux familles éminemment taurines et gitanes de Cadix, frère également de matadors de destins, dont le génie du début du XXe siècle Joselito. El Gallo était un fantaisiste, gourmet et curieux qui a voyagé sur deux siècles et trois continents. À la fin de sa carrière, le Divin Chauve avait tué plus de mille corridas ne recevant que deux blessures graves. Torero christique, artiste total à l’instar, comme l’hommage que leur rend Jacques Durand, de Cagancho, Gitanillo de Triana, De Paula, Albaicin et Curro Caro, il était aussi connu pour ses paniques. Mais El Gallo, au-delà du folklore, fut un créateur d’une pureté cristalline, d’une finesse esthétique extrême, portées par une gitanité mélancolique. Jaques Durand fait revivre l’épique trajectoire de ce chauve dilettante et insondable torero au regard profond qui fut jusqu’au terme l’ami le plus proche de Juan Belmonte. Une personnalité hors du commun. « Le public est comme un baromètre fou, livrera-t-il un jour, avec un moine qui indique “temps sec” quand il pleut des cordes ».
À Barcelone, un jour où il s’est planqué à l’infirmerie après une espanta de catégorie, une déroute monumentale, un de ses frères vient le chercher, raconte Jaques Durand. Le Divin Chauve assit sur la table d’opération fume son éternel cigare qui l’accompagne jusque dans les ruedos. Il se rhabille, ressort en piste et triomphe puis… retourne à l’infirmerie sans saluer, terminer son cigare.
Un autre jour El Gallo explique sa faillite taurine par le fait qu’il avait rencontré le matin de la corrida un célèbre oculiste accompagné de cinquante borgnes. Et Rafael d’expliquer : « Quand je regardais ce toro je voyais vingt toros en même temps ». Et d’attribuer à la rencontre matinale la faute de l’échec du soir. Sans rire. Et Jacques Durand de son écriture belle et à nulle autre comparable qui sait si bien résister à l’usure du temps de rempiler sur les anecdotes balançant à cent à l’heure une vie d’El Gallo comme un film de Scorcese.
La fin. Rafael Gómez Ortega ne pouvait connaître une issue commune, triviale et mesquine lui qui en pleine guerre civile répondait aux militants anarchistes qui le saluait poing levé : « Que Dieu vous garde mes amis ! ». II meurt chez ses sœurs à la surprise générale le 25 mai 1960 alors que son ami Jaime Ostos est en train de toréer dans la Maestranza. Le matin, raconte Jaques Durand, il a bu son verre de lait. Puis, il a cessé de respirer. Se ha muerto un mundo. Un monde est mort, titrera le quotidien ABC. Le lendemain un autre Rafael, un autre artiste sublime, De Paula, torée dans Séville. Des colombes s’envolent vers Triana. Juste avant on a porté en terre le Divin Chauve pour jamais.