La Marseillaise, 22 septembre 1990, par Jean Rossi
Juan Belmonte, « Torero de révolution »
Juan Belmonte naquit à Séville, dans le quartier de Triana, en 1892, il commença une carrière fulgurante de matador de toros vingt ans plus tard. Il était chétif, prognathe, court de jambes et long de bras. Comme il avait aussi du génie, il révolutionna la tauromachie en inventant l’impassibilité, la lenteur rythmée du mouvement et les passes enchaînées dans un espace restreint, qui convenaient parfaitement à son physique.
À cette époque, la tauromachie était encore régie par cet axiome de Lagartijo : « Tu te mets là et tu t’enlèves ou c’est le toro qui t’enlève. » Belmonte imposa alors son nouveau principe : « Tu te mets, là, tu restes, et si tu sais toréer le toro ne t’enlève pas. »
Il interrompit deux fois sa carrière et la reprit pour la dernière fois, tenez-vous bien, en France et à Nîmes en 1934. Cette reprise ne dura qu’un an.
En 1935, il se retire définitivement et confie ses souvenirs à Manuel Chaves Nogales. Un demi-siècle plus tard, Antoine Martin, dénicheur de raretés, traduit ce petit livre que j’ai ouvert sans le lâcher de la première à la dernière page.
Juan Belmonte, très jeune, est orphelin de mère mais supporte sans trop de dégâts apparents, cette épreuve. Son père gère tant bien que mal une petite affaire de quincaillerie. Mais ce n’est pas le Bernard Tapie des quincailliers et son commerce s’achemine tranquillement vers le dépôt de bilan sous l’œil indifférent de son fils qui accélère même le processus en le volant.
Dans le quartier de Triana, on est boutiquier minable, voyou, prostituée ou pucelle obstinée par tradition religieuse et familiale. À Triana, on a faim et pour fuir ce tourment permanent et cet univers bloqué, il rêve de chasser le lion comme Tartarin. Mais l’aventure tourne court et il revient rapidement à la maison. Séville n’est pas comme Tarascon. Il ne reste plus à ce trianéro au physique délabré que le rêve fou de gloire tauromachique. Il s’intègre alors dans une bande de jeunes apprentis toreros, marginaux, anarchistes, fous d’orgueil et de dégoût pour la société : « Parais désespérés, nous nous auréolions de violence pour nous préserver d’un monde dont le ridicule nous blessait. » Allez vous étonner, après ça, que ce quartier ait opposé, quelque trente ans plus tard une résistance folle et suicidaire aux soldats du général félon Queipo de Llano.
Belmonte et ses amis, bravant les gardes, rôdent la nuit dans les élevages, séparent une vache ou un toro et, nus, arrachent quelques passes sous la lumière de la lune ou d’une lanterne.
Il gagne, dans ces affaires nocturnes, des coups de corne et une petite notoriété qui lui permet de gagner quelques contrats minables. Il fait ainsi la connaissance des proxénètes du négoce taurin mais n’est pas choqué pour autant de la dureté de ce milieu. Pour lui, le jeu est faussé dès le départ, à la naissance, et le regard qu’il jette sur la société et les hommes est froid, clairvoyant, lucide. Il en paraît presque indifférent.
Son ascension vers le succès est chaotique, les échecs alternent avec les réussites. On est bien loin des récits idylliques sur la tauromachie de Joseph Peyré ou des « espagnolades » classiques. Après quelques bonnes courses, il obtient un contrat à Séville qui pourrait être une consécration.
Las ! Le résultat est catastrophique. Il n’arrive pas à tuer le toro qui rentre vivant au toril. Avant qu’il quitte la piste, Belmonte se jette sur lui, le frappe et lui crache à la figure. Il veut mourir. « Tue-moi ? salaud ! Tue-moi ! » hurle-t-il. On les sépare rapidement sans trop de dommages.
Pendant ce temps, son père a baissé les bras, fatigué de lutter en vain. La quincaillerie est en faillite on met ses enfants à l’Assistance publique. Belmonte lui, après son sévère échec de Séville n’a plus d’amis, ses parents se détournent de lui : « le monde s’écroulait sur moi » constate-t-il calmement. Il ne lui reste plus alors qu’à aller travailler comme tâcheron sur un barrage du Guadalquivir.
Un an après son ami Calderon qui croit dur comme fer en son talent, lui trouve un contrat à Valence : il y fait un triomphe. Sa carrière part de là – dès lors – et file en zig-zag vers les sommets. Il connaît enfin la gloire et va toréer dans toute l’Espagne, en France où il fait ses débuts à Toulouse et même aux Amériques.
La pression de la ferveur populaire l’irrite un peu, mais il sait que son succès est aussi celui de « ceux qui luttaient sans moyen contre la vie » et d’autres, « comme lui, qui se sentaient laids contrefaits et tristes ».
Le chef-d’œuvre absolu
À Madrid, il fréquente les milieux artistiques qui le fascinent. Le voleur d’oranges, l’anarchiste à moitié analphabète, s’initie avec passion à la philosophie et à la littérature. Après la lecture d’un roman morbide de d’Annunzio, il achète un revolver et songe au suicide mais, inconsciemment, il remet l’affaire à plus tard.
Le rythme infernal de la profession l’use moralement et lui ôte le peu d’énergie physique qu’il possède. Il connaît les échecs et l’hostilité du public. Le 21 juin 1917, il torée à Madrid avec Gaona et Joselito au bénéfice du mont de piété des toreros. Le public ne lui pardonne pas son dernier échec ici. Ses deux collègues triomphent. Lui liquide son premier adversaire qui ne lui convient pas. « Dehors, Belmonte ! Qu’il s’en aille ! » crie la foule. Sort le sixième et dernier toro de la course. Cinq véroniques parfaites renversent aussitôt la tendance et la « demie » met le public debout. Cette demie est sans doute la plus belle qu’on ait jamais donnée et qui est rentée dans les mémoires sous la plume des revisteros comme la « demi-véronique Belmontienne ». Suit une faena de même niveau qui n’obtiendra pas d’oreille car le public, ébloui et abasourdi par ce qu’il vient de voir, ne songe pas à les réclamer. Qu’importe d’ailleurs, des récompenses qui n’auraient aucune signification par rapport à ce chef-d’œuvre absolu.
L’histoire s’arrête en 1935, où il interrompt sa vie publique. Il a alors atteint la dimension du mythe. Torero de révolution, il avait non seulement bouleversé la technique mais aussi porté la tauromachie au rang d’un art majeur par l’expression d’une beauté plastique jamais atteinte jusque-là.
En 1962, il règle ses affaires et se donne la mort dans sa propriété de Cardena, près de Séville. On a su qu’il était amoureux de la rejoneadora Amina Assis, qu’on a pu voir toréer quelques années plus tard, en Arles. Elle était jeune et ravissante. Belmonte, lui, était vieux, laid et la gloire ne le portait plus à bras tendus comme au temps de ses triomphes. Il se tire une balle dans la tête.
Ainsi finit, tragiquement dans sa 70e année, celui dont on disait, quand il révolutionnait le toreo : « Dépêchez-vous d’aller le voir, il ne vivra pas longtemps. »