La Liberté, 13 septembre 2003, par Alain Favarger
Robert Menasse ou les dernières nouvelles de la Cacanie
Né à Vienne en 1954, il est l’auteur d’une œuvre romanesque tournant en dérision les métamorphoses de la Mitteleuropa.
La Cacanie, tous les lecteurs de Musil le savent, c’est le nom ironique et grotesque utilisé par l’auteur de L’Homme sans qualités pour désigner son pays. Cet Empire austro-hongrois alors sur la pente de son déclin fatal dont l’écrivain, à travers sa sarabande de personnages névrotiques, s’est voulu le peintre et satiriste absolu.
Sans prétendre au génie de son devancier, Robert Menasse s’en inspire quelque peu dans son projet de fixer des moments de la petite Autriche d’aujourd’hui, dont l’histoire entre toujours en résonance avec le destin de l’Europe centrale. Prenez Machine arrière qui nous arrive aujourd’hui en traduction. Voici un roman conçu pour faire partie d’un ensemble visant à donner de l’homo austriacus contemporain un portrait sarcastique et mordant. Dans un décor redéfini où, à la splendeur certes décadente d’antan, a succédé un certain triomphe de la médiocrité.
Comme souvent chez les auteurs autrichiens domine une approche acerbe de la société. Aux vestiges d’une arrogance périmée s’est ajoutée la pusillanimité des vies étriquées, du provincialisme, des nouvelles illusions (la vague écologique, la mode des cultures bio, stigmatisées ici). Sans parler des traces visibles ou invisibles des idéologies scélérates comme ce vieux fonds nazi dont, au fil de son œuvre, un Thomas Bernhard n’a cessé d’être le contempteur.
S’appuyant sur une structure narrative moderne, découpant son livre en trois chapitres ponctués chacun d’une vingtaine de fragments de longueur variable, Robert Menasse met en scène la comédie d’un village de l’Autriche profonde. C’est Komprechts, non loin de la frontière tchèque. Un patelin, dont l’économie, mi-rurale mi-industrielle, a longtemps tourné autour de l’exploitation d’une célèbre carrière de granit et d’une verrerie. Mondialisation oblige, la carrière est au bord de l’abandon et c’en est fini des heures glorieuses de la production du verre. Et c’est tout juste si pour cet ancien fleuron on espère sauver un quart des emplois.
L’émergence de l’Europe et la chute du rideau de fer laissent entrevoir cependant de nouveaux espoirs. Le maire de Komprechts (un dénommé Kônig plutôt gonflé, affublé du sobriquet de « King ») mise sur de nouveaux concepts : créer un musée de la pierre, faire du village un centre pilote de l’écologie et du tourisme vert.
Voilà pour la toile de fond ; Dans les coulisses s’agitent les individus. Et l’auteur de focaliser son récit sur la trajectoire d’un natif de la capitale, un certain Roman, sorte de personnage kafkaïen assistant à Komprechts au spectacle de son propre enfermement.
L’identité de Roman n’est d’ailleurs pas facile à établir. Tout juste sait-on qu’ayant grandi à Vienne, il a connu l’internat (une expérience assez douloureuse) et qu’il a été tôt orphelin de son père. Un homme évoqué ici par allusion, mais dont on apprend que juif non pratiquant il est mort des suites tardives de l’Holocauste. Non de l’événement lui-même, mais bien plus tard des peurs et des angoisses qui ne cessaient de le tenailler.
De Roman, on sait également qu’il a passé sept ans au Brésil. Un séjour mystérieux, mais traversé de hantises, cauchemars et nostalgie déprimante dans la moiteur de Sao Paolo. Peur là aussi de la violence et d’une certaine déperdition. Roman est en fait un insomniaque, un solitaire, l’archétype des névroses freudiennes. Une situation conflictuelle qui ne s’arrange pas au retour du personnage en Autriche.
Roman y rejoint en effet sa mère, une pure citadine qui a refait sa vie avec un homme beaucoup plus jeune avec lequel elle a acheté une ferme à Komprechts pour y faire de l’agriculture bio. L’essentiel du récit est porté par le regard ironique du fils sur sa mère et la cour écolo-alternative, hautement ridicule à son sens, qui gravite autour de la ferme. D’une certaine manière, Roman est le roman ou en tout cas une sorte de double du narrateur omniscient.
On le voit sans cesse promener son camescope aux quatre coins du village, épinglant le conformisme et la médiocrité ambiante. Les ambitions du maire, sa liaison avec la tenancière du restaurant du coin, l’abandon de la carrière, le train-train d’un bled à demi sinistré qui tente de rebondir. Cependant qu’un crime étrange et la malédiction autour d’un lac des environs (le Braunsee réclamant tous les huit ans une nouvelle victime) viennent compromettre les plans de redressement des autorités.
On le devine, au-delà de cette fable, c’est toute une satire de l’Autriche d’hier et d’aujourd’hui qui défile sous nos yeux. Le portrait est cinglant et, même s’il ne va pas jusqu’au bout de l’atmosphère oppressante qui aurait été celle d’un roman de Kafka, il en dit long sur une certaine pesanteur de vivre. Les vieux démons ne sont pas tous morts. On le voit lorsque l’instituteur du village, auteur dramatique à ses heures, est interpellé par la police quand on découvre que, dans une de ses pièces, il affirme que la carrière appartenait jadis à un juif avant d’être confisquée par les nazis en 1938. Un tollé au village qui révèle soudain chez beaucoup un prurit de fascisme latent…