La Quinzaine littéraire, 16 février 2006, par Anne Thébaud
Les caprices de l’histoire
À première vue, on pourrait se demander ce qu’il y a de commun entre Viktor Abravanel, historien autrichien qui, vingt-cinq ans après son baccalauréat, lors d’une fête d’anciens élèves, sème la pagaille en dénonçant sans discernement le passé nazi de ses anciens professeurs et Samuel Manasseh ben Israël, rabbin d’Amsterdam, premier maître de Spinoza, qui a connu, enfant, la terreur de l’Inquisition portugaise. L’une des réussites de ce roman est de tisser des liens entre des personnages de diverses époques, créant d’intéressants phénomènes d’écho.
Où il apparaît que le destin du jeune juif Samuel offre des parentés avec celui d’un autre enfant, Viktor, ballotté entre ses deux parents divorcés, relégué au pensionnat quand ses grands-parents ne peuvent plus s’occuper de lui. De même, une certaine similitude s’établit entre les procès de l’Inquisition, ceux de la communauté juive d’Amsterdam à l’égard de l’un d’entre eux qui ne respecte pas les coutumes alimentaires et le procès trotskiste dont est victime Viktor à Vienne, dans les années 1970. Les terreurs de l’enfance et les échecs amoureux de Viktor et de Samuel offrent un effet de proximité souligné par l’organisation formelle du récit qui juxtapose les deux récits d’apprentissage, passe de l’un à l’autre sans crier gare. Ce savant travail de montage établit des passerelles entre deux destins que plusieurs siècles séparent. Le plaisir de la lecture s’alimente de ces ruptures, de cette gymnastique ludique qui exige de suivre simultanément deux récits dont les contextes sociopolitiques sont très éloignés… ou curieusement très ressemblants.
Il serait possible de gloser à l’infini sur les intentions de l’auteur, sur sa volonté ou non de montrer que l’histoire se répète. Le roman n’apporte pas de réponse, se contente de mettre en lumière les phénomènes de persécution, d’exclusion, d’intolérance qui traversent les siècles, au sein des diverses communautés (religieuses ou politiques). Robert Menasse illustre avant tout la part d’ambiguïté qui se glisse dans l’histoire et l’identité de chacun. Du temps de l’inquisition, on a parfois bien du mal à distinguer les juifs des chrétiens. Au XXe siècle, les membres de la famille de Viktor présentent des singularités qui ne manquent pas de sel : l’oncle Erich, antisémite, que l’on prend pour un juif en raison de l’accent yiddish qu’il imite à merveille ; le grand-père qui a échappé aux fours crématoires d’Auschwitz qu’on incinère ; la grand-mère juive qui demande un enterrement chrétien ; Hildegund, camarade de classe de Viktor, féministe… puis mariée à un professeur de catéchisme et mère de cinq enfants, etc. Le monde est fait d’ambivalences et l’histoire ironise, semble nous dire le romancier.
Robert Menasse possède le talent de composer une fresque historique à hauteur d’homme, en s’attachant à des personnages singuliers. La route du rabbin Samuel Manasseh ben Israël croise celle de Descartes et du jeune Spinoza. Le romancier sait rendre le petit Samuel aussi réel et attachant que Viktor, plus contemporain. Mille et une anecdotes animent le récit, donnent aux protagonistes une existence haute en couleur : la circoncision ratée de Samuel, les combines de l’oncle Erich pour s’enrichir dans l’hôtel de passe, la tournée des cafés du grand-père, les soupes de la mère de Viktor: «Elle trouvait toujours quelque chose qu’elle pouvait encore couper et fourrer dedans, et toujours elle goûtait, remuait, goûtait, remuait jusqu’à ce qu’à la fin elle mélange encore un oeuf avec un peu de farine et le verse lentement dedans. Elle appelait zuppa de fantasia ces créations principalement pourries d’ail, qui provoquaient de forts ballonnements et des transpirations durables, si bien que Viktor n’arrêtait pas de suer et de péter – C’est sain, mon bébé ! disait la mère tandis qu’il attendait son père. »
Des dialogues entre Viktor et Hildegund ponctuent le roman d’échanges sarcastiques qui ramènent le présent sur le devant de la scène. Robert Menasse fait preuve d’un sens de l’humour déjà remarqué dans La Pitoyable Histoire de Leo Singer. Les personnages ont tous quelque chose de burlesque, un air de ressemblance dans l’art de rater leur vie sans trop se prendre au sérieux. La vivacité du style traduit le plaisir manifeste qu’éprouve l’auteur à raconter des histoires. Robert Menasse croit au roman. Avec une jubilation contagieuse, il nous le fait savoir.