Le Monde, 20 janvier 2006, par Raphaëlle Rérolle

Menasse, histoires souterraines

Le temps ne coule pas, quelle blague ! Il bondit. Passe avec violence d’un état presque inerte, pétrifié, à un autre où tout s’enflamme, vibre et se cabre. Que deviennent les hommes, livrés à ce flux capricieux dont ils ne maîtrisent généralement ni le début ni la fin ? Comment parviennent-ils à maintenir une continuité, des filiations, des identités dans ce maelström ? Né en Autriche dans une famille juive, Robert Menasse sait les tourments et les ruptures engendrés par les soubresauts de l’histoire – si ce n’est dans sa propre vie (il est né en 1954), du moins dans celle de sa famille. Aussi n’est-ce pas sans liens avec sa biographie que cet écrivain de talent a bâti son passionnant roman,Chassés de l’enfer, qui donne la mesure de ces changements de rythme. Croisant les destins de deux jeunes hommes, à des époques et dans des climats différents, l’auteur projette son lecteur dans une ambitieuse réflexion sur les ressorts souterrains de l’histoire, faite de cassures et de répétitions, de pièges et de mensonges, de faux-semblants.

C’est par un subtil jeu de miroirs que Robert Menasse organise le vis-à-vis entre ses deux personnages. L’un, celui qui ouvre le récit, est un marrane (juif converti de force et resté fidèle en secret à sa religion) né à Lisbonne le 5 décembre 1604, date d’un monumental autodafé organisé par l’Inquisition. Dissimulé sous le prénom chrétien de Manoel, diminutif « Mané », l’enfant subit les menaces et les sévices de la société de l’époque, dominée par le fanatisme religieux et la haine antijuive. Jusqu’au jour où, « chassé de l’enfer » par la persécution, Mané fuit le Portugal pour la Hollande, avec sa famille. Là, il retrouvera son identité, puis deviendra un rabbin célèbre, du nom de Manasseh ben Israël – érudit qui fut l’un des maîtres de Spinoza et probablement aussi l’un des ancêtres de Robert Menasse. La photographie d’une stèle portant son nom, en hébreu et en caractères romains, figure d’ailleurs à la fin du livre.

L’autre, Viktor Abravanel, personnage de fiction, est un historien qui se retourne sur le passé de sa famille (il est présenté comme le descendant d’une autre figure historique, Isaac Abravanel, trésorier du roi Ferdinand d’Aragon et « l’un des exégètes bibliques les plus importants de son temps »), sur celui de son pays et sur sa propre jeunesse. Né en Autriche au milieu des années 1950, comme l’auteur lui-même, Abravanel est issu d’une famille mi-juive mi-catholique, dont les origines sont plus ou moins étouffées sous le poids des non-dits. Et c’est le silence, justement, qui fait le premier lien entre ces jeunes gens que plus de trois siècles séparent : les parents de Mané se taisent pour échapper à l’Inquisition, dont Menasse décrit les agissements avec une incroyable efficacité dramatique ; ceux de Viktor, eux, s’abstiennent de parler pour tenter d’oublier le passé encore frais – d’où le mutisme obstiné du grand-père quand son petit-fils lui demande, inlassablement : « S’il te plaît, raconte-moi comment c’était, à l’époque, au temps des nazis. »

À partir de là, le romancier bâtit un système de correspondances complexes et pourtant jamais ennuyeux, où les deux individus semblent, à certains moments, ne faire plus qu’une seule et même figure. Un récit répondant à l’autre, l’homme du XVIIe siècle paraît se réincarner dans celui du XXe, bien que les histoires conservent des identités tout à fait distinctes, des rythmes propres et même des styles assez différents : chacun des jeunes gens se trouve, à un moment donné, dans le rôle du traître, de celui qui a si bien absorbé le code du persécuteur qu’il en adopte le comportement. Chacun tombe amoureux d’une fille nommée Maria. Chacun joue le rôle de la Vierge dans un tableau vivant. Chacun éprouve, enfin, de la peur face à la violence des plus forts. Surtout, les personnages souffrent de la claustration, de diverses manières. Il y a l’enfermement physique, d’abord, dans des internats (laïque pour Viktor ou religieux pour Mané, qui est enfermé dans un pensionnat de jésuites pendant que ses parents sont torturés par l’Inquisition), mais surtout la réclusion morale de qui ne comprend pas, ne peut pas dire, ne souhaite rien tant que devenir invisible pour ne pas endurer la fureur des autres. Il s’agit, inculque-t-on à Mané chez les jésuites, de « haïr toute exception. Soi-même compris ».

Le vocabulaire du silence est hypertrophié, dans ce « monde muet » où même les « hurlements » sont « sourds ». Et la rupture de ce silence absolument spectaculaire, comme pour illustrer ces caprices de l’histoire, qui jaillit de sa boîte à la manière d’un diable : Mané se met à pousser des cris de nouveau-né, le jour où il quitte les terres de l’Inquisition, tandis que Viktor provoque un scandale au cours d’un dîner d’anciens élèves, en affirmant que tous ses professeurs étaient nazis pendant la guerre. Sous la plume cruelle, ironique et inventive de Robert Menasse, qui sait insuffler à ses personnages des voix inoubliables, les mécanismes les plus secrets de l’histoire semblent resurgir inlassablement, à des siècles de distance.

Illusion d’optique, pourtant : fuyant les réponses trop simples aux problèmes compliqués, le livre interdit finalement à son lecteur de penser que l’histoire fonctionne de façon circulaire. Et c’est leur parole, ou plutôt leur manière de briser le silence, qui différencie finalement les personnages en les individualisant. Car, en arrière-plan de son jeu de miroirs, Menasse entretient l’idée que, non, l’histoire ne se reproduit jamais exactement, contrairement à ce que pourraient faire croire certaines similitudes. Les vies des deux hommes ne se superposent pas, leur tonalité même comporte au moins une différence de taille : il y a du comique dans la manière dont l’auteur parle de Viktor (certains épisodes concernant ses grands-parents sont à se tordre) et jamais dans les parties relatives à Mané-Manasseh. Si la continuité peut bel et bien exister, sous la forme d’une filiation spirituelle, humaine, intellectuelle, elle s’arrête aux frontières les plus intimes de la personne, à sa capacité de parler (pour écrire des romans, par exemple), de crier ou de raconter des histoires, ne serait-ce que pour résister aux convulsions de l’histoire.