Le Temps, 21 octobre 2000, par Françoise Blaser
Un héros à la triste figure
Robert Menasse montre avec humour comment l’idéalisme fourvoyé peut engendrer des catastrophes.
La Pitoyable Histoire de Leo Singer (Selige Zeiten, brüchige Welt, Residenz Verlag, 1990) commence à Vienne en 1965. Leo Singer, étudiant en philosophie, rencontre Judith Katz, étudiante en lettres, et en tombe amoureux. Tous deux ont grandi loin de l’Autriche, au Brésil, où leurs parents ont fui le nazisme avant la guerre. Judith est belle, Leo est laid. Grandi sans amour entre une mère monstrueuse de froideur et un père faible, engoncé dans des costumes taillés dans l’entreprise paternelle et qui font de lui un petit vieux avant l’âge, il est, pour le moins, en délicatesse avec la vie. Son seul terrain, c’est l’intellect. S’il croit avoir trouvé en Judith la femme de sa vie, c’est avant tout en tant que muse, inspiratrice et dispensatrice de l’équilibre et de l’énergie nécessaires à la production de son grand œuvre philosophique. Leo se croit en effet capable de reprendre La Phénoménologie de l’esprit là où Hegel avait déclaré forfait, d’achever ainsi l’histoire de la conscience humaine.
Pour séduire, Leo n’a que ses beaux discours. Judith, parfaitement lucide, se laisse parfois attendrir par cet étrange et pathétique amoureux, pourtant bien incapable, dans son délire solipsiste, de s’intéresser vraiment à elle. De Vienne à São Paulo en passant par Venise, la relation entre Judith et Leo ira d’échec en échec. Et l’affaire, qui n’a jamais vraiment commencé, finira mal.
Roman d’amour, roman policier, roman philosophique ? La Pitoyable Histoire de Leo Singer est un peu des trois. Robert Menasse dresse avec noirceur et délectation le portrait d’un chevalier à la triste figure du XXe siècle. D’un idéaliste fourvoyé dont la quête d’absolu tourne au mensonge, au cauchemar et au crime. Menasse use d’humour, mais il est féroce et sans pardon, car ce qu’il instruit dans ce roman, c’est le procès d’une pensée qui prétend à la totalité, d’une pensée qui veut faire entrer le monde dans son moule, à n’importe quel prix.