Libération, 26 octobre 2000, par Mathieu Lindon

Le football selon Hegel

Une même question semble hanter les écrivains contemporains : À quoi servent les livres? Comme David Grossman dans Tu seras mon couteau, comme Murakami Ryû dans Lignes, Robert Menasse se la pose dans La Pitoyable Histoire de Leo Singer. Comme l’Israélien et le Japonais, l’Autrichien, né en 1954, ne se le demande pas sur un ton agressif, comme s’il était convaincu d’avance que la littérature ne sert à rien. Au contraire, Robert Menasse semble assez rieur. Peut-être est-il juste à l’affût de précision.

Aucun texte ne peut prétendre à plus d’utilité que La Phénoménologie de Hegel à l’intérieur de cette Pitoyable Histoire qui se déroule dans les années soixante. C’est au philosophe et à son livre-culte que Leo Singer veut consacrer sa propre œuvre du début à la fin du roman, en vérité une « continuation », La Phénoménologie de l’obnubilation de l’esprit : une histoire de la fin de l’esprit. Mais que Hegel puisse être utile aux philosophes, il n’y a rien là de si ironique, un ton satirique étant pourtant une caractéristique du style ample de Robert Menasse. Ce qui était moins prévisible, c’est que son héros et le grand public brésilien découvrent, alors que Leo Singer le Viennois est installé à São Paulo, à quel point la phénoménologie recèle de capacités magiques, puisqu’elle aurait permis de prévoir un derby pauliste de football remporté grâce à un but « impedido » (hors-jeu), de savoir bien à l’avance que le Brésil remporterait la Coupe du monde 1970, de sauver un homme sur qui on a tiré une balle de revolver et d’annoncer les futures révolutions de 1968. Pour le coup d’état brésilien, elle se révélera en revanche franchement lamentable, sabotant la carrière universitaire de « l’éminent spécialiste européen de Hegel ». Car la dictature militaire mettra son point d’honneur à manifester un antihégélianisme primaire. Un policier ne pourra cependant que constater le pouvoir salvateur de La Phénoménologie de l’esprit : « Ce Hegel, finit-il par demander en ricanant, il n’aurait pas écrit d’autres livres par hasard ? Quelque chose pour le cœur par exemple ? Je dis ça parce que j’ai toujours peur de prendre une balle en plein cœur. »

La politique est au centre de La Pitoyable Histoire. Robert Menasse a sa manière d’en traiter. Quand Haider est arrivé au pouvoir, il s’est exprimé de manière assez iconoclaste dans Libération, espérant que l’événement aurait au moins comme effet d’interdire au nouveau gouvernement des pratiques honteuses qu’on tolérait chez l’ancien. Après la levée des sanctions à la suite du rapport des « trois sages », il a prétendu dans Le Monde que « les trois sages sont des idiots » et que leur rapport plaisait à tout le monde en Autriche, et surtout aux médias qui n’auront aucun mal à continuer à affirmer avec force que « les choses sont ce qu’elles sont ». Dans son roman, Leo Singer et Judith Katz, qui passent les pages à se chercher et se rater, sont des enfants de Juifs autrichiens qui ont émigré au Brésil. Leo tente de séduire Judith via Hegel. Tout est à deux doigts d’aller bien : Judith et Leo se retrouvent nus dans la même baignoire. Mais il est alors question de la manifestation antifasciste et de la contre-manifestation fasciste de l’après-midi (ou l’inverse), Judith est allée à la première, Leo ne voyait pas l’intérêt et s’est perdu au milieu de l’affrontement, il se moque d’elle, elle s’énerve, c’est très drôle pour le lecteur mais, pour les personnages, il ne faut plus compter faire enfin l’amour ensemble cette fois-ci. De l’influence du fascisme et de l’antifascisme dans la vie sexuelle.

La vie et l’œuvre, c’est en vérité le sujet du roman et Leo Singer parviendra à faire un fiasco de l’une et l’autre. La vraie vie, la fausse vie, la fausse œuvre, l’histoire n’a pas de fin, il passera par toutes les étapes, affrontant « le désir et la forme ». Et « le rêve ». Tristram Shandy de Laurence Sterne et Oblomov d’Ivan Gontcharov sont deux romans évoqués dans La Pitoyable Histoire, aussi parce que l’humour et la déception sont des ressorts narratifs chez Robert Menasse. « Mais pour pouvoir au moins parler de son œuvre, sans cesse, sans relâche, la seule possibilité qui lui restait était de ne pas laisser son ambition faire naufrage dans la vie qu’il menait à présent. Puisque son œuvre n’existait pas en réalité, pas même en tant que devenir, il procéda lui-même à son élévation au plan mythique. » Le mensonge est le seul lien entre la vie et l’œuvre de Leo Singer : son existence n’est guère plus réelle que sa production intellectuelle. « Toutes les apparences d’un réfugié, mais au fond de lui-même il était un voyageur rentré au pays. »

La Pitoyable Histoire de Leo Singer est aussi un roman picaresque avec morts, résurrection, voyages, généalogie incertaine, fortunes tombant du ciel, infortunes montant du corps et de l’esprit ­ le tout avec réalisme. C’est le deuxième volet, paru en Autriche en 1991, d’une « trilogie viennoise » dont Verdier, qui en traduira les trois volumes, a cru bon de commencer la publication par le milieu (et ce roman en lui-même est de fait passionnant). De même que, dès la première page, Kurt Walmen vandalise un tableau de Rubens pour mieux faire connaître sa nouvelle philosophie, Leo Singer, « Monsieur le Professeur à la triste figure », est prêt à se sacrifier lui-même au profit de son œuvre. Mais cela ne signifie-t-il pas alors sacrifier l’œuvre ? « Au bout d’un certain temps, Leo comprit que le livre qu’il recherchait, ce livre complètement différent, n’existait pas. Un tel livre en effet n’était autre que celui qu’il voulait lui-même écrire. » C’est une pitoyable déception que connaît tout auteur, et tout lecteur. Manque toujours le livre qui serait le plus utile, qui délivrerait de tous les autres : le sien propre.