Journal de Genève, 3 décembre 1994, par Isabelle Martin

Le poète errant

Devenu un apatride sans ressources par suite de la disparition de l’empire des Habsbourg et de la crise de la monnaie allemande, Rilke est invité dans notre pays début 1919 pour une tournée de conférences. Son permis de séjour n’est que de courte durée. Mais il sera prolongé à plusieurs reprises grâce â l’intervention de diverses personnes influentes dont le mari d’Yvonne von Wattenwyl, à laquelle le liera pendant six ans une de ces amitiés féminines qui ont jalonné son existence. En témoignent 34 lettres inédites conservées à la Fondation Rilke de Sierre (cinq ont paru en avant-première dans la Nouvelle Revue française d’avril dernier).

Alors qu’il était capable de composer une dizaine de poèmes en une journée, Rilke avait mis six ans à écrire les deux cents pages des Cahiers de Malte Laurids Brigge. Dix ans lui seront nécessaires pour achever les Élégies de Duino, commencées avant-guerre dans le château sur la mer de la princesse Marie de Tour et Taxis et terminées en 1922 dans la solitude de la tour de Muzot, près de Sierre, achetée pour lui par le mécène Werner Reinhart. Auparavant, l’errance du poète dans notre pays s’était s’arrêtée quelques mois au Palazzo Salis de Soglio dans le val Bregaglia, puis au manoir de Berg-am-Irchel près de Zurich. Mais il est chassé du premier de ces lieux par l’hiver et du second par le bruit causé par l’installation d’une scierie.

S’il reconnaît volontiers que la Suisse a sauvé son travail, Rilke ne goûte guère le paysage helvétique : « Quelque chose au fond de lui, dit-il dans Le Testament rédigé à Berg, renâclait devant cette nature de montagne, à la fois pathétique et prosaïque. » Dans une lettre à Yvonne de Watteville, parlant des sommets enneigés qui, à Soglio, « dominent le paysage estival comme une menace », il précise : « Il y a, dans la nature suisse, quelque chose de cette sélection de tout “ce qui est le plus beau” et c’est probablement en cela que réside son inaptitude fondamentale à être un sujet de l’art. » Mises à part les « petites églises de campagne, dans les vignes » où il reste assis, tout seul, des heures durant, il n’éprouve guère plus d’enthousiasme pour le Tessin, « véritablement une contrée pour touristes allemands et pour convalescents ».
Rilke souffre alors de sa situation de poète sans domicile fixe, qui l’oblige à nouer des liens parfois agréables, mais nuisibles au « rassemblement de ses ressources intérieures », condition pour lui sine qua non de la création poétique. Envers Yvonne de Watteville (1891-1976), de seize ans sa cadette et qui lui survivra durant un demi-siècle, il se montre un correspondant attentif et lui envoie de longues missives où il parle du charme de la bibliothèque et du jardin laissé à l’abandon de Soglio, des rencontres qu’il fait (hormis celle de Baladine Klossowska, la mère de Balthus – dite Merline – dont il a soin de taire le séjour à Berg), des spectacles qu’il voit (Pitoëff est pour lui « un acteur de haut rang et un artiste admirable »), des livres qu’il lit (Anna de Noailles, Guy de Pourtalès, Robert de Traz, Proust), de son travail enfin : pour lui marquer sa gratitude, il n’hésite pas à lui envoyer copie de quelques poèmes.

Après un premier séjour à la clinique de Valmont sur Territet, il confie en février 1924 à sa « chère Amie » que le travail reste pour lui un « miroir infaillible ». Les Élégies de Duino et les Sonnets d’Orphée ont paru à l’automne précédent, l’œuvre de Rilke est achevée, sa vie l’est presque aussi : il meurt à 51 ans, fin 1926, et il est enterré au petit cimetière valaisan de Rarogne. La publication de cette correspondance, présentée par Jean-Yves Masson et annotée de manière exemplaire par Hugo Sarbach, éclaire les conditions de précarité dans lesquelles le poète a mené le combat pour tenter de concilier le vieux conflit entre vie et travail.