La Quinzaine littéraire, 15 juin 1994, par Lou Bruder

Le ciel de Rilke, l’enfer d’Huelsenbeck

Ces textes, comme le titre pourrait éventuellement le laisser supposer, ne renvoient en rien à l’immense tuerie en cours de ces années. Il est néanmoins vrai que ces poèmes peuvent, d’une façon inverse, par leur subtil retrait, leur palpitation recluse en poésie pure, apparaître comme en abîme quant aux événements historiques : l’effort désespéré du poète, pris au piège du monstrueux, et cherchant à préserver l’intensité de la grande trajectoire de réconciliation de la vie et de la mort que devait soutenir, en accomplissement éthique, le texte majeur des Élégies de Duino. Ainsi, les Poèmes à la nuit figureraient comme l’oasis d’une inspiration viscéralement menacée en son vaste estuaire d’effusion par l’intrusion des premiers carnages, Marne et Verdun. Contribueront à cet aménagement sécurisant aussi bien les lectures mystiques de Jean de la Croix que la découverte du Coran, avec sa vision de l’Ange surtout, sans parler, il va de soi, des Hymnes à la Nuit de Novalis.

Par rapport aux Élégies, l’inspiration des Poèmes à la nuit ne sera point distributive, pas multiple. Rilke n’y exalte pratiquement que le seul thème, essentiel il est vrai, de l’Ouvert avec ses mots-clefs, les astres, la lune, le rêve, l’enfoncement – par l’emploi systématique de particules séparables – et qui tous suggèrent un espace transfini d’échange. Un dépaysement flou d’éventuel absorbement phénoménal où culmine, emblématique, l’Ange. Nous sommes aux franges très indécises de ce qui nous dépasse, le sacré.

Angelus ex-machina

C’est dans ce sens précisément que l’Ange rilkéen est désigné comme terrible : il connaîtrait, par rapport à l’homme et à la mort déjà par lui traversée, l’absolue ultime évolution. Cette articulation cosmique à travers l’ange médiateur peut évidemment paraître spécieuse, sinon factice, dans la mesure où il n’y a aucune infrastructure théophanique ou spirituelle, aucune collectivité minimale qui la conditionne, l’illustre ou l’exalte fertilement. Ange-phantasme esthétique ? Ange de secrète surcompensation pour perte de recours au ciel chrétien depuis Copernic ? L’Ange rilkéen, aussi admirable que soit son projet, aussi bien fondu en poésie qu’il soit, semble, à bout d’emploi, ne figurer qu’une intensité d’intention, sans vertu spéculative centrale et proche d’un certain kitsch préraphaélite.

Angelus ex-machina ? Rilke serait-il, sur ce point au moins, « ce moineau paré des plumes du paon » (…des plumes de l’ange ?) que dénonçait, en 1910, le jeune poète Georg Heym ? Quoiqu’il en soit, l’Ange de Rilke ne constitue sans doute, mais assez pathétiquement, que le très crépusculaire avatar de l’épiphanique « transhumanare » appelé par Dante. Car Rainer Maria Rilke, comme Wagner par exemple appartient à ces désorientés éperdus de transcendance dans le tohu-bohu de leur époque, fait partie de ces nombreux artistes qui voudraient « célébrer » là où il n’y a plus rien à célébrer. C’est « Le Cri » du tableau de Münch…

[…] Quant aux précieux textes de Rilke, ils sont à leur comble dans la traduction de Jean-Yves Masson et de Gabrielle Althen.