La Quinzaine littéraire, 16 janvier 1995, par Jacques Legrand
Rilke et la magie épistolaire
J’ignore si l’on a établi le nombre de lettres écrites par Rilke, mais il ne cesse d’en paraître, pour notre plus grand bonheur. Nous ne nous plaindrons donc pas de l’initiative des éditions Verdier, qui d’ailleurs ont bien mérité de Rilke avec leurs élégantes plaquettes (notamment une très bonne traduction, due à J. Y. Masson, des Poèmes à la nuit ; j’en profite pour saluer au passage le travail admirable accompli, en province, par certains éditeurs comme Verdier justement, Actes Sud, Fata Morgana et d’autres…)
Les lettres à Yvonne von Wattenwyl offrent un intérêt exceptionnel, outre celui de toute lettre de Rilke : elles ont été écrites à une période décisive de la vie du poète. Nous sommes en 1919. Depuis 1914 Rilke, qui n’a pu, à cause de la guerre, rejoindre son domicile parisien, est exilé dans son propre pays, Allemagne ou Autriche, où l’on sait ce qu’il endura. Et voilà qu’au mois de juin 1919 lui est offerte 1’occasion de fuir : une invitation d’un cercle zurichois à lire ses textes en public – d’aller en Suisse donc, de retrouver le « dehors », comme il le dira à la même époque à d’autres correspondants. Mais ce sera aussi la rupture totale avec l’Allemagne et l’Autriche.
Pendant des mois, Rilke va être en quête d’une sécurité : des questions d’autorisation de séjour gâcheront bien des heures, mais enfin elles seront résolues grâce aux hautes relations de Rilke, entre autres le mari d’Yvonne von Wattenwyl. Il lui en gardera une profonde reconnaissance et restera très longtemps en contact avec cette jeune femme (sa dernière lettre à Mme von Wattenwyl est datée de Paris, 25 février 1925), alors que d’autres rencontres restent brèves, ainsi cette « compagne de voyage » qu’il rencontra à la même époque dans le train qui le menait en Suisse, et à qui il adressa pendant quelques mois de très belles lettres (dont la traduction doit paraître bientôt aux éditions de la Quinzaine littéraire/Louis Vuitton).
Cette reconnaissance, il la témoignera également à la Suisse : depuis 1914, il était coupé non seulement du monde extérieur, mais, surtout, de sa propre création. Toutes les lettres qu’il écrivit au cours de ces quelques années évoquent la « cassure » (mot souvent répété) qui s’est produite en lui et l’empêche de poursuivre son grand œuvre, c’est-à-dire les Élégies, ébauchées à Duino en 1912. Or il va, en Suisse, trouver une série de refuges qui seront autant d’étapes sur la voie de la « cicatrisation ». Soglio d’abord, ce petit village des Grisons où il habite un petit palazzo transformé en pension, dont il chante les louanges (en termes presque identiques) à tous ses correspondants. Un aspect essentiel de ce séjour est, qu’en s’y rendant, il s’arrête trois jours à Sils Baselgia où réside sa traductrice danoise Ida Junghanns qui lui soumet sa version de Malte Laurids Brigge (ce qui va lui permettre, écrit-il à sa « compagne de voyage », de « lire à Soglio le Malte Laurids Brigge dans la langue de sa patrie fictive »). Cette plongée dans son passé, à cette époque, est d’autant plus significative que quatre ans plus tard il refusera de superviser la traduction française de son Rodin : «… rien n’est plus troublant pour moi que de devoir revenir sur de tels travaux sans motif intérieur… » (17 février 1923). Mais quatre ans s’étaient écoulés et les choses avaient changé : après Berg-am-Irchel, où lui avaient été dictés d’étranges poèmes qu’il attribua à un fictif « comte C.W. », après tant d’errances, il s’était enfin installé à Muzot où, l’année précédente, il avait achevé lesÉlégies et reçu en cadeau les Sonnets à Orphée.
Tout cela, il reconnaissait le devoir à la Suisse – dont il disait tant de mal quatre ans auparavant – et dans cette même lettre du 17 février 1923, il écrit à Yvonne von Wattenwyl : « La Suisse a sauvé mon travail – ce n’est que maintenant que je comprends à quel point –, elle m’a accordé cette forte concentration à laquelle je n’ai pu parvenir nulle part ailleurs depuis l’intervention de la guerre. Cela, je ne l’oublierai jamais… »
Cet intérêt offert par les lettres à Yvonne von Wattenwyl ne doit pas faire oublier le côté pittoresque que Rilke avec son don d’observation et, souvent, son humour, sait capter – ainsi la « triste révérence » qu’il fait tous les matins, à Locarno, au roi déchu de Bavière, Louis III, sur la « Promenade des dépossédés » (16 décembre 1919), ou bien quelques portraits admirablement dessinés (celui de Mme von Martini, p. 19 sq, ou du Dr Kölsch, p. 23), ou encore son admiration, étonnante à première vue, mais point tellement à la réflexion, pour Montherlant, « jeune homme du meilleur sang de France » (5 février 1924).
Le livre fourmille de traits de ce genre qui équilibrent la gravité du fond, sa lecture en est captivante. Je reviens à mon point de départ : les lettres de Rilke sont innombrables, mais, même quand elles font redondance (c’est le cas, entre autres, ô combien, des lettres datées de Soglio !), on ne s’en lasse jamais, elles apportent toujours un bonheur de lecture.