La Quinzaine littéraire, 16 juillet 1999, par Didier Garcia
La première Nelly Sachs
Dès le premier cycle, l’auteur nous installe dans un univers noir, irrespirable, peuplé de morts, de poussière et de cheminées, celles par lesquelles le peuple d’Israël n’en finit plus de partir en fumée. Et chaque vers charrie des cercueils d’enfants morts, la détresse des mères, ainsi que la cohorte des damnés, qui compte dans ses rangs des rescapés, des orphelins, des bannis, des suppliants, tous ceux qui pourraient clamer d’une seule voix :
Ô Monde
Nous portons plainte contre toi.
Le lecteur assiste ici à la disparition de tout un peuple :
Des mains de meurtrier ont donné à Israël un miroir
Où dans son agonie voir encore son agonie…
et Nelly Sachs, comme pour mieux s’en tenir à l’essentiel aussi bien qu’à l’irrémissible, de poser la plus intolérable des questions :
POURQUOI la noire réponse de la haine
à ton existence, Israël ?
Douloureuse et sombre, cette poésie tente, par l’intermédiaire de la langue, de chasser certains démons et d’exorciser la douleur. À l’instar des chœurs du premier florilège, les poèmes portent en eux la gravité des chants funèbres. Et pourtant, malgré la détresse, nonobstant la profondeur de la blessure, Nelly Sachs ne se montre nullement vindicative – on ne sent jamais poindre la moindre haine, ni même le désir de jeter l’anathème sur les persécuteurs –, comme s’il lui importait surtout d’en découdre avec la souffrance, et d’opposer à la barbarie la très haute dignité du silence. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire Si seulement je savais, où elle imagine sur quoi se sont posés les ultimes regards de son fiancé, avant qu’on ne le fusillât, et où son bourreau est désigné du modeste nom d’« ennemi » (l’euphémisme a de quoi surprendre).
Nous sommes tellement pris par la déchirure du poète, par ce flux qui s’en revient invariablement à la mort, tellement affectés par cette matière, que la manière nous échappe, et que seule une deuxième lecture nous permet d’approcher l’intimité de cette poésie, mesurer la longueur du vers, éprouver son rythme, sa densité. Et découvrir, par exemple, certaines phrases nominales, étirées sur plusieurs vers, fermées sur elles-mêmes, achevées avant que ne survienne le moindre verbe, comme si toute action était définitivement exclue, comme si tout avait déjà trouvé la mort.
Les deux dédicaces (« à mes frères et sœurs morts », puis « à la mémoire de mon père ») en disent long sur la volonté de Nelly Sachs de célébrer ceux que la mort lui a enlevés. Mais au-delà de la commémoration personnelle, parce qu’il dénonce la barbarie et plaide en faveur de la paix, le poème se fait leçon d’universalité. Sur laquelle, plus que jamais, nous nous devons de méditer.