Le Mensuel littéraire et poétique, novembre 2005, par Alain Suied
Poésie de la nuit intérieure
Maurice Nadeau avait permis au public français de découvrir Nelly Sachs dans une première traduction de qualité (Lionel Richard). La grande poétesse juive – publiée comme Celan dans la revue L’Éphémère y déroulait son interrogation meurtrie, puisée dans le rêve et dans l’horreur… Le volume publié par Verdier constitue le troisième et ultime volume de l’intégrale des poèmes de Nelly Sachs après Éclipse d’étoile et Exode et métamorphose. Les derniers poèmes de cette oeuvre baignée de références hébraïques ne sont pas les plus aisés – mais « l’énigme » en est la tension, la teneur même ! Née à Berlin en 1891, morte à Stockholm en 1970 (les poèmes posthumes ont été réunis par H.M. Enzensberger), cette poétesse de la Shoah et de l’après (comme Rachel, bientôt traduite chez Arfuyen) fut sauvée et recueillie par Selma Lagerlof durant la Guerre de 1940 et dialogua avec Paul Celan. Dans plusieurs textes, la poétesse est « à sa fenêtre », voyant la nuit et la folie s’abattre sur le monde humain, interrogeant le lointain, bientôt gagné par les clameurs des fantômes sans sépulture et le proche, que la folie personnelle envahit peu à peu.
« Tu as tes bagages de fugitif déjà / de l’autre côté / la frontière est ouverte / mais avant / ils jetteront tous tes “chez toi” / comme des étoiles par la fenêtre / ne reviens plus / habite l’inhabité / et meurs »
Bien avant l’heure, Nelly Sachs se sent « de l’autre côté », comme si la condition humaine et l’Histoire s’étaient percutées pour produire un moment monstrueux, un cassage de la civilisation, un déni de la nature, mais « quand deux êtres regardent par la fenêtre, ils ne voient pas la même chose »… C’est peut-être la « différence » qui porte une dernière fois le possible, la possibilité de voir encore l’oiseau, de laisser l’espérance humaine s’envoler encore sur les ailes du poème… ? « Utopie et dialogue » se répondent, s’entrecroisent, s’entre-rencontrent dans cette poésie de la nuit spirituelle…
« Cette chaîne d’énigmes / posée autour du cou de la nuit / parole de roi continûment écrite / illisible / peut-être en orbite de comète / quand la plaie ouverte du ciel / est à vif »…
La « royauté » spirituelle hébraïque est devenue blessure, Shoah, mais le « bien-aimé » peut encore trouver « une aiguille » dans une meule de foin, l’impossible peut se réaliser encore, la vie renaître… Car : « le jardin sait / d’où vient la croissance », car l’énigme est toujours vivante, intouchable, espérante.
Nelly Sachs nous dit la nuit qui gagne mais nous rappelle aussi que l’aube suit le néant.