Nouveau quotidien, 2 décembre 1994, par Gérard Delaloye
Rilke en Suisse, lettres inédites : 32 lettres adressées à Yvonne von Wattenwyl entre 1919 et 1925
La correspondance de Rilke est considérable et a déjà été l’objet de nombreuses publications. Le recueil publié aujourd’hui est intéressant en ce qu’il permet de suivre l’errance du poète en Suisse dès son arrivée le 11 juin 1919. Bien que fort de l’appui de nombreux notables, Rilke, malade et, de surcroît, apatride du fait de la disparition de l’Autriche-Hongrie, rencontra d’énormes difficultés pour obtenir un permis de séjour. Mais ces problèmes administratifs ne sont que secondaires : hanté par la nécessité intérieure de terminer ses Élégies, Rilke doit absolument trouver le havre de paix et de solitude nécessaire à l’achèvement de son œuvre. De Nyon à Zurich, de Bâle au Tessin et aux Grisons, il cherche la maison rare que son ami et mécène Werner Reinhart finira par dénicher à Muzot au-dessus de Sierre.
La valeur de ces lettres est inégale. Il s’agit souvent de mots destinés à réchauffer une amitié que la distance étiole. Mais de temps à autre, une notation fulgurante laisse percer le grand Rilke. Comme la réflexion que lui arrachent les montagnes du Val Bregaglia : « Me croirez-vous si je vous dis que cela me blesse de voir que ces sommets enneigés dominent ce paysage estival comme une menace et défigurent tout ce ciel d’été. » Pour le poète cette accumulation devient inesthétique : « Il y a, dans la nature suisse, quelque chose de cette sélection de tout “ce qui est le plus beau” et c’est probablement en cela que réside son inaptitude fondamentale à être un sujet de l’art. »
Ou encore ces considérations sur l’humanité : « Cela fait partie des choses les plus incompréhensibles de voir les hommes si peu attachés à l’essentiel, dotés de si peu de désirs ; l’école ne leur a pas apporté de notions universelles vivantes, et ils sont restés toute leur vie des fugitifs de l’école… »