Réveil, juin 1994, par Gérard Bocholier

« Adapter les choses soumises au temps au monde moins menacé, plus calme, plus éternel, de l’espace pur ». Telle est la fonction de la poésie, exprimée par Rilke dans une lettre à Lou Andreas-Salomé du 8 août 1903. Poèmes à la nuit la réalise de manière admirable dans cette petite suite de vingt-deux textes écrits de janvier 1913 à février 1914, offerts à l’ami et confident Rudolf Kassner à un moment où l’ambitieuse entreprise de création des Élégies de Duino se trouvait interrompue.

Cet ensemble, qui pourrait paraître mince, s’avère d’une richesse et d’une pureté très considérables. Ordonné autour du grand thème nocturne, bien sûr dans la lignée de Novalis, mais peut-être surtout de Jean de la Croix et du Coran, découverts pendant le séjour en Espagne de 1912-1913, le livre place la figure du poète dans la situation la plus cruciale, celle de la veille dans la nuit, comme à la lisière d’un gouffre, sur le fléau de la balance immense de la vie et de la mort. Le dehors et le dedans sont si proches qu’ils semblent tout à coup ne faire qu’un, « dans un seul espace indistinct, d’une extension et d’une limpidité absolues » :

Et maintenant cela consent et nous atteint au visage
comme l’aimée lève les yeux ; cela se déploie
face à nous et peut-être disperse
en nous son existence. Et nous n’en sommes pas dignes.

Nous voici « de l’autre côté de la nature », là où le visage de l’homme « se communique à l’âpreté des espaces qui lui sont étrangers », offert aux « mains des vents », dans une sorte de rêve qui « vient comme tombe une balle » dans des mains tendues en retour. « Tout, ou presque rêve », et la belle image du filet « de rapides mailles d’ombre » fait encore passer une main souveraine et « très lointaine », capturant « d’un grand geste », avant que les mailles ne libèrent, pour laisser fuir « à la dérive », les choses et les êtres. Car la nuit rilkéenne demande qu’on s’abandonne, qu’on lui ouvre sans résistance son cœur et sa vie :

Je veux n’être qu’offrande. Agis. Pénètre
autant que tu le peux.

C’est en entrant dans « l’espace intérieur du monde » (der Weltinnenraum), en mourant à la vie consciente qui enserre et définit les choses, en s’appliquant par exemple « à être impassible comme les pierres/serties dans la forme pure », que Rilke sait devenir accueil et adoration, limpidité et vérité :

l’ange attend que je me fasse plus limpide.

Loin de lui ces « mauvaises nuits falsifiées », qui ne sont que la caricature de la seule vraie nuit, qu’il compare à la Terre, maternelle et nourricière. « L’obscur de la terre » se respire, il s’agit de le faire circuler en soi, mais aussi de le pénétrer d’une connaissance attentive, intuitive, aussi aérienne que possible :

Élève l’aire de ton cœur.
Les anges soudain
Voient la récolte.

Rilke aspire à cet « espace angélique » où se diffusent sans fin les sentiments, à ce « domaine pleinement achevé » où les anges marchent « enthousiasmés par ce qu’ils ont à accomplir ». Au moins peut-il s’alléger, alléger son poème pour qu’une inestimable complicité le relie à la nuit, complicité toujours reçue comme une grâce, quelquefois avec un tremblement de la voix et du regard, comme un vacillement d’étoile perdue dans un coin des ténèbres, tant les puissances invisibles sont éprouvantes pour celui qui communique avec elles :

et des heures plus grandes que nous ne le demandions
s’avancent à tâtons, prenant appui sur nous.

La phrase poétique de Rilke accuse cette flexion de l’être tout entier sous cette pesée des ombres. Elle isole le visage avec ses yeux « pleins de larmes », « la crête de la montagne » vers laquelle il se tourne, « la lueur d’une éclaircie déchirant le ciel », la silhouette solitaire du berger qui veille et vibre à tous les signes,

et les ombres des nuages
le traversent, comme si l’espace pensait
de lentes pensées à sa place.

Les esquisses et les poèmes qui complètent dans cette édition le cahier des vingt-deux poèmes ne font que confirmer l’importance vitale de la nuit pour Rilke et sa poésie : nuit habitée de souffles et de fantômes, nuit protectrice et mythique, nuit de l’acheminement vers la mort enfin rendue à la totale transparence, vers sa lumière noire qu’il faut laisser se répandre dans tous les poèmes, pour faire lever le seul langage qui célèbre sans rien briser, sans rien figer. Comme Marguerite Yourcenar, dans son texte écrit en 1936, resté inédit jusqu’à ce jour et donné en guise de préface à ce volume, a raison d’insister sur toutes les formes de respect de Rainer Maria Rilke : respect pour les hommes, pour le silence, pour l’amour ! Et comme elle fait bien de terminer par son respect pour la mort, « le fruit qui est au centre de tout », comme proclame Le Livre de la Pauvreté et de la Mort ! Sans ce respect-là, les Poèmes à la nuit ne nous apparaîtraient pas comme l’adieu d’un être en train de se dissoudre, ni comme les chants du miraculeux passage vers le jour infini.