Tenoua, avril 2006, par Antoine Spire
Nelly Sachs, morte de survivre
Étrange, étrange destin que celui qui fit, le 10 décembre 1966, il y a quarante ans déjà, de cette fille de famille bourgeoise juive allemande assimilée, le seul Prix Nobel de littérature jamais attribué à un poète juif.
Nelly Sachs, prix Nobel de littérature conjointement avec Samuel Joseph Agnon, sera allée tout près des mystères de la mort « Agnon représente l’État d’Israël, moi je représente la tragédie du peuple juif » dit-elle à Stockholm. Comme son ami Paul Celan, elle élabora son œuvre à partir de la souffrance – la sienne propre et celle de l’autre. Elle est morte le jour de l’enterrement de Paul Celan, de fatigue de vivre et de survivre. Ils étaient l’un et l’autre deux grands poètes juifs qui témoignaient dans la langue des bourreaux. Comme lui, elle aura connu une existence d’après le déluge ; comme lui, elle ne pourra jamais combler la béance du désastre. Ayant survécu à l’horreur, ils ont l’un et l’autre souffert de la mémoire, des traces laissées par la Shoah dans leurs existences.
Née à Berlin en 1891 – son père était un grand amateur de littérature et de musique – Nelly Sachs échappe de justesse aux persécutions nazies et se réfugie en Suède avec sa mère en 1940. C’est dans cet exil qu’elle écrit et compose une œuvre poétique unique. Nelly Sachs en avait élaboré la langue et le souffle dès les années noires, en découvrant la traduction novatrice de la Bible par Martin Buber et Franz Rozensweig. C’est notamment grâce à l’appui de la grande romancière suédoise, Selma Lagerlöf, et du prince Eugène, frère du roi de Suède, qu’elle échappe à une mort certaine. À Berlin, depuis 1933, elle vivait au jour le jour les sept premières années du règne de Hitler. Des années dont elle dira plus tard qu’elles furent « inconcevables » et dont le souvenir la mena finalement à la folie. Simultanément à la correspondance avec Celan, est paru en France Éclipse d’étoile, le premier volume de recueil de poèmes de Nelly Sachs chez Verdier. Cette traduction permet de saisir le talent de cette femme depuis ses premiers pas.
À cette époque-là, déjà, son écriture oscillait entre la Bible et Auschwitz, entre l’extase et le martyre, entre la vie de l’âme et le crime industrialisé. Dès 1943, en même temps qu’un grand poème dramatique, Eli, mystère des souffrances d’Israël, qui exprime le souvenir de « la mort de martyr d’un être aimé », elle écrit une série de poèmes intitulée Dans les demeures de la mort. La première section s’intitule « Ton corps en fumée à travers les airs » ; la deuxième « Prières pour le fiancé mort » et on y peut lire ces vers déchirants :
Tu commémores la trace des pas qui s’est emplie de mort
Tu commémores les mains de la mère qui creusaient une tombe
Pour le petit mort de faim sur son sein.
Tu commémores les paroles éperdues
Qu’une fiancée disait dans le vide à son fiancé mort.
Composés avant que ne soit connue toute l’ampleur de la Shoah, ces vers seront publiés à Berlin en 1947.
D’autres recueils suivront, qui placent Nelly Sachs parmi les poètes majeurs de langue allemande, dans la lignée de Novalis, de Trakl et de Hölderlin. Sa langue s’était forgée à Berlin, dans la capitale de la république de Weimar, lieu de convergence cosmopolite, carrefour d’influences multiples. Mais son allemand n’était pas seulement la langue de l’Allemagne, c’était aussi la langue de l’Autrich-Hongrie et d’autres lieux encore. Pour d’innombrables créateurs, poètes ou romanciers qui en sont issus, c’était avant tout une langue intérieure. Comme le rappelle la postfacière du livre de Nelly Sachs, Mireille Gansel, le romancier hongrois Imre Kertész évoque lui-même cette langue allemande comme « une langue supranationale que les Allemands ont détruite pendant la Seconde Guerre mondiale » en usant de ce que Victor Klemperer appelait Lingua Tertii Imperii, la langue du Troisième Reich (faite de vocables et de tournures créés par les nazis). Et évoquant cette langue, Kertész poursuit : « Pour la Shoah il ne peut y avoir de langue. L’écrivain de la Shoah est partout, dans toutes les langues, un demandeur d’asile spirituel. » Mireille Gansel y insiste : cet allemand des villes-et-pays-carrefours fut la langue de Nelly Sachs, l’allemand de sa jeunesse dans le Berlin multiculturel d’avant le nazisme, mais aussi celle dont elle s’imprégna en lisant la traduction du Livre d’Isaïe par Martin Buber et par Franz Rosenzweig, traduction pleine du souffle et des racines hébraïques portés par les juifs de l’Est.
Paul Celan, Jean Améry, Tadeusz Borowsky et tant d’autres ont forgé la langue d’après Auschwitz à partir d’une sorte de néant de l’histoire. Nelly Sachs est de ceux-là. Comme Celan, transgressant toutes les frontières, hébraïsée jusqu’aux racines et aux structures de sa langue rendue à son identité cosmopolite, Nelly Sachs participe d’une même refondation :
« Quel géologue visionnaire/pour lire sur leurs tables de douleur : les artères ouvertes de la terre/quand la peau du siècle vidée de son âme/recouvre le silence. » Exode et métamorphose, poésie écrite à la fin des années 50 est une œuvre mystique composée à partir d’une méditation sur le Zohar, la « Bible » des kabbalistes. À cette époque Nelly Sachs est encore très marquée par la pensée de Buber. Elle appartient en fait à une génération pour laquelle l’œuvre de Buber constitue une véritable ouverture sur le judaïsme. À deux niveaux : d’abord, l’auteur viennois révéla à l’occident les trésors de la tradition du conte hassidique ensuite, à travers son ouvrage je et Tu, appelé à devenir l’un des grands documents philosophiques du XXe siècle, il dégagea les perspectives d’une éthique universelle s’enracinant dans l’humanisme des anciens prophètes hébreux. Cette éthique surgit à travers le dialogue, lequel vise précisément à humaniser le tissu social, à parfaire les rapports de l’homme à son prochain. S’inspirant donc d’un néohassidisme bubérien, Nelly Sachs compose des poèmes qui empruntent également à l’univers de Chagall.
Le recueil que les Éditions Verdier viennent de publier ces jours-ci, Partage-toi, nuit, se compose de l’ensemble des textes écrits durant les dix dernières années de la vie de Nelly Sachs qui furent les plus pénibles de son existence, marquées non seulement par de graves problèmes de santé, mais par une lutte incessante contre la folie que l’attribution du Prix Nobel en 1966 semble n’avoir nullement rendue moins violente ni interrompue. Elle vit des moments de terreur, se croit épiée, persécutée : « Nuit et mort construisent leur pays/ dedans et dehors », écrit-elle en décembre 1961 à Celan. « Rien au fond ne compte que de découvrir un univers secret et invisible ou que d’être, à tout le moins, autorisé à y frapper… » écrivait-elle dans une lettre de 1957. D’une tension extrême, parfois mystérieux, ces poèmes semblent dessiner, à travers les ombres et la nuit de l’égarement, comme un au-delà, un horizon. La douleur, l’angoisse et le deuil, tout « ce morceau nu et fumant de calamité humaine », n’en sont jamais les derniers vocables.
L’espace sous les pieds
retiré
non pour s’envoler
mais seulement épuiser toute la douleur des étoiles
qui veulent parvenir à la lumière.
Le poète Hans Magnus Enzensberger remarquait que l’œuvre entière de Nelly Sachs « ne contient pas une parole de haine » et que sa langue reste « habitée par quelque chose de salvateur ».
L’être humain ne peut pas
vivre toujours dans l’éclat du couchant
Le sang perle dans les rêves
et il y a aussi de la guerre dans la mort
Ce long mourir
avec l’espace en creux du secret
où la mort qui attend clôt le drame
où ne se trouve personne
La lumière est si bien cachée
quand l’âme s’enroule dans son linceul
en ce temps des comètes
où chaque lueur s’éteint
quand la terre enfin la reçoit.
Ainsi la terre reçoit-elle en définitive la lumière – celle de la poésie que Paul Celan et Nelly Sachs ont créée pour nous aider à penser la trace du passé.