Tribune juive, 29 avril 1999, par Laurent Cohen
Hurler la poésie
Une poésie saturée de hurlements, où la peur et la démence sont partout à l’œuvre, tandis que dans ses marges, l’espoir, l’aspiration à la résurrection individuelle et collective germent encore subtilement, secrètement – tel est l’héritage que Nelly Sachs, Prix Nobel de Littérature 1966, aura légué à la postérité.
Exilée en Suède dés 1940, originaire de Berlin – où elle publie ses premiers textes dans des revues littéraires – Sachs reste en France étrangement méconnue, et ce, malgré les premières traductions de Lionel Richard (Brasier d’énigmes, Denoël/Lettres nouvelles, 1967, Présence à la nuit, Gallimard, 1969), suivies par la publication, en 1989, du sublime Eli, mystère de la souffrance d’Israël (Belin).
Éclipse d’étoile, qui paraît ces jours-ci en français, chez Verdier, dans une collection dont on ne dira jamais assez de bien (en l’occurrence, « Der Doppelgänger », dirigée par Jean-Yves Masson) – Éclipse d’étoile, donc, nous renvoie aux grands poèmes de la première heure (1947-1948), là où Nelly Sachs, comme Else Lasker-Schüller avant elle, entame notamment une réflexion poétique sur certaines figures emblématiques de l’Histoire sainte.
Le souvenir de la Catastrophe a-t-il pour autant été dépassé, intériorisé au point de permettre à Sachs de se mettre en quête du « mystère d’Israël », ailleurs que du côté d’Auschwitz ? La réponse est bien entendu négative. C’est même l’inverse qui serait exact : en repensant la geste des patriarches, le lyrisme extatique du roi David, ou le calvaire de Job, Nelly Sachs affronte les drames inhérents – depuis l’Origine – à l’être-au-monde d’Israël : « Tes orbites sont creusées profond dans ton crâne/comme les grottes des colombes dans la nuit/que le chasseur à l’aveuglette fait sortir./ Ta voix est devenue muette/car elle a demandé trop de pourquoi ». Sous la plume de Sachs, à l’extrême centre de sa vision, il est une certitude : historiquement, au sein d’un Occident ne pouvant s’affranchir de ses racines païennes, le Juif fidèle à sa Loi – et à son Dieu, donc – était voué à une mort certaine. D’où la « familiarité » du martyre, d’âge en âge. Parce qu’Israël a révélé au monde une « Loi d’antinature » (A. Cohen), il fallait que les forces obscures qui travaillent clandestinement l’humanité lui fassent payer cette audace. Et de fait : pour Nelly Sachs, Auschwitz, et l’obsession criminelle de ceux qui l’érigèrent, a altéré à jamais l’âme juive. Ainsi : « Où y a-t-il encore un descendant/de la lignée des hommes de frémissement ?/ Ô que sa clarté se lève alors/dans la multitude des Sans-souvenir/des Pétrifiés ». Dans une large mesure donc, Hitler aurait gagné – et d’ailleurs, au risque de choquer, il n’est qu’à considérer la fin terrible d’un Paul Celan (suicidé), d’un Primo Levi (suicidé), d’un Jean Améry (suicidé), d’un Bettelheim (suicidé) et de tant d’autres pour saisir cette effroyable vérité : Auschwitz, par-delà les barbelés et les époques, est demeuré pour tous ces poètes ou témoins un motif de mort, de malédiction.
Nelly Sachs, elle, a disparu après avoir lutté, puis capitulé, face à des troubles psychiques dont elle dépeint notamment la gravité dans la dernière partie de sa correspondance. Toutefois – et c’est ici que surgit le paradoxe – la poésie de Sachs ne se ferme pas tout à fait à la lumière ; les textes appartenant au bref cycle intitulé Terre d’Israël cèlent un futur possible, là-bas, dans ce pays où une révolution radicale, qui proscrirait la barbarie en chacune de ses articulations, est encore susceptible d’éclore : « Terre d’Israël/maintenant que ton peuple/s’en revient des quatre coins du monde/pour écrire à nouveau les Psaumes de David dans ton sable/et au soir de sa moisson chante/la parole d’accomplissement des veillées célébrantes –/ peut-être une nouvelle Ruth est-elle déjà là/en pauvreté tenant sa cueillette/au partage des chemins de sa migration ». Selon Sachs, le jeune État hébreu se doit de répondre à l’impératif de l’Esprit qui le justifie et le sous-tend ; la guerre d’abord, et toutes les formes d’abomination martiale, doivent y être abolies, afin de repousser le spectre du deuil et s’ouvrir à l’expérience de la vraie vie – celle qui s’écoule dans le sillage de la parole prophétique. Qu’aurait pensé Nelly Sachs, décédée en 1970, si la vision de l’État hébreu actuel – américanisé, déconnecté de sa source sinaïtique, si cette vision, donc, ne l’avait ne serait-ce qu’effleurée ? Peut-être aurait-elle entonné cet hymne : « Ce ne sont pas des chants de combat que je veux vous chanter/frères et sœurs exclus aux portes du monde./ Héritiers des rédempteurs de lumière qui firent/surgir du sable les rayons ensevelis/de l’éternité./ Vous qui comme trophées teniez/dans vos mains des astres étincelants ».
Nelly Sachs, on le sait, ne s’installera jamais en Israël ; à l’instar de son frère en poésie, Celan, et avant lui, d’un Franz Kafka, elle demeurera dans le désert, n’entrevoyant de Canaan qu’une promesse à laquelle elle ne pourra pas accéder. « Je n’ai pas de pays, écrivait-elle, et, au fond, pas non plus de langue. Rien que cette ardeur du cœur qui veut franchir toutes les frontières ».
À la lecture d’Éclipse d’étoile, certains penseront pourtant que Nelly Sachs n’a pas dit toute la vérité ; car en dernière analyse, il se pourrait que sa patrie soit celle des morts ; son lieu, celui où se commit le plus grand crime de tous les temps : « Ô les cheminées/Sur les demeures de la mort ingénieusement pensées/Lorsque le corps d’Israël réduit en fumée partit/À travers les airs –/ Qu’un astre le reçut, ramoneur/Et devint noir/Ou bien était-ce un rayon de soleil ?/ Ô les cheminées !/ Chemins de liberté pour la poussière de Jérémie et de Job –/ Qui vous inventa et pierre sur pierre construisit/Ce chemin pour ceux enfui/En fumée ? Ô les demeures de la mort/Instaurées avenantes/Pour l’hôte de la maison qui d’ordinaire fut en invité –/ Ô vous doigts/Au seuil posant la traverse/Tel un couteau entre vie et mort –/ Ô vous cheminées/Ô vous doigts/Et le corps d’Israël en fumée à travers les airs ! ».
En France, il reste encore à découvrir cette grande voix de la poésie du XXe siècle ; cependant, Nelly Sachs dérangera : son œuvre n’est-elle pas l’invisible sépulture d’un peuple que la terre elle-même refusa d’accueillir en son sein ?