Le Poing et la Plume, blog d’Arte, 22 septembre 2009, par William Irigoyen
La timide étudiante japonaise Yuna quitte Hambourg pour se rendre à Bordeaux afin d’y étudier le français. Elle séjournera dans la maison de Maurice, beau-frère d’une de ses amies universitaires. Ce voyage en train et les premiers temps passés dans la ville de Montaigne ravivent les souvenirs d’amis vivants ou disparus. Mais il est aussi et surtout une quête d’accomplissement de soi, dans la plus grande tradition du Bildungsroman, le roman de formation, dont la référence reste sans aucun doute Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe.
Chez Yuna, cet apprentissage à la vie passe par la confrontation de son moi encore plein d’idéaux à la froide réalité incarnée par certains de ceux qu’elle rencontre. Il y a d’abord Renée, professeur romaniste, que l’étudiante aborde lors d’une conférence sur Racine. Elle affirme son souhait d’adapter le célèbre dramaturge au théâtre nô. Mensonge éhonté, Yuna ne connaissant rien à ce style du théâtre japonais.
Dans ce cinquième roman traduit en français aux éditions Verdier, Yoko Tawada s’est trouvée un double en la personne de Yuna. Elle a en effet passé de nombreuses années elle-même à Hambourg avant de s’installer, en 2006, à Berlin. L’auteure, qui écrit tour à tour en japonais et en allemand montre ici comment la quête d’altérité est liée à l’apprentissage d’une langue universelle, seule clef permettant l’accès à l’intime.
« Pourquoi apprendre des langues étrangères ? Apprendre, à l’époque, c’était presque toujours apprendre une langue. Que pouvait-on apprendre d’autre ? On apprenait la langue des autres, la langue des baleines, celle des machines, celle de l’anatomie, et aussi celle des fleurs de jardin. Personne ne demandait à Yuna ce qu’elle comptait faire plus tard de cette nouvelle langue apprise. On n’offrait rien à faire de particulier avec la langue, mais c’était la langue elle-même qui marquait les buts. À l’époque, les professeurs de Yuna partaient du principe que c’était la langue qui avait façonné elle-même les vis de la fusée Spoutnik. »
Un idéogramme non traduit marque le début de chaque nouveau paragraphe, laissant le lecteur non japonisant ni sinisant – la grande majorité des kanjis sont d’origine chinoise – un brin démuni. À moins qu’il ne s’agisse-là d’une volonté délibérée de Yoko Twada de montrer la difficulté de sa quête en nous obligeant à plonger dans le silence de l’incommunicabilité.
Le Voyage à Bordeaux est un singulier roman qui balaie aussi, indirectement, quelques clichés sur l’allemand, langue qui ne serait que pure logique et précision. À travers de nombreux exemples, Yuna démonte ce cliché avec une élégance toute japonaise, sans jamais prétendre à une éventuelle supériorité : « Quand un mot s’ouvre comme un parapluie, d’autres parapluies se déploient aussi », dit-elle pour justifier la poursuite de sa quête.
Il faudra attendre les toutes dernières lignes de ce livre qui s’achève dans une piscine pour comprendre que ce voyage sans fin prend à chaque fois une autre direction. La quête n’est donc finie. Yuna progresse dans l’accomplissement de soi. Les portes s’ouvrent sur un nouvel horizon. Elle finira peut-être par se « mouiller » davantage.