Centre national du livre, 12 octobre 2009, par William Irigoyen
Note de lecture
Dans ce cinquième roman traduit en français aux éditions Verdier, Yoko Tawada s’est inventée un double en la personne de Yuna. Cette timide étudiante japonaise séjourne à Hambourg pour apprendre l’allemand, comme l’auteur elle-même qui, avant de s’installer à Berlin en 2006, a passé plusieurs années dans cette ville hanséatique.
Tout commence par un caprice, une lubie : à la faculté, lors d’une conférence sur Racine, l’étudiante rencontre Renée, professeur de lettres classiques. Elle l’aborde en prétendant vouloir adapter le célèbre dramaturge au théâtre nô. Pur prétexte, mensonge éhonté, car Yuna ne connaît rien à cet art japonais, mais qui traduit l’obsession du passage d’une culture à l’autre, de l’Occident à l’Orient. De fil en aiguille, les deux femmes sympathisent et l’universitaire française propose à Yuna de faire un séjour en France, chez Maurice, son beau-frère. Elle quitte donc Hambourg pour se rendre à Bordeaux afin d’y étudier le français. Ce voyage en train et les premiers temps passés dans la ville de Montaigne ravivent les souvenirs d’amis vivants ou disparus.
Ce Voyage à Bordeaux s’inscrit dans la grande tradition du Bildungsroman, le roman de formation. Mais, là où les maîtres du genre, tel Goethe, mettaient en scène un personnage jeune, naïf, avide de connaissances et d’expérience, Yoko Tawada choisit une jeune fille dont la crédulité n’est qu’apparente et la démarche, bien plus ambitieuse. En écrivant tour à tour en japonais et en allemand, Yoko Tawada interroge dans ses romans notre rapport au monde, en questionnant le modèle de l’apprentissage des langues. Ici, il s’agit pour Yuna de se mesurer au vieux mythe de Babel :
« Pourquoi apprendre des langues étrangères ? […] On apprenait la langue des autres, la langue des baleines, celle des machines, celle de l’anatomie, et aussi celle des fleurs de jardin. Personne ne demandait à Yuna ce qu’elle comptait faire plus tard de cette nouvelle langue apprise. On n’offrait rien à faire de particulier avec la langue, mais c’était la langue elle-même qui marquait les buts. A l’époque, les professeurs de Yuna partaient du principe que c’était la langue qui avait façonné elle-même les vis de la fusée Spoutnik. »
La romancière semble considérer que seule la maîtrise d’une langue universelle, unique clef permettant l’accès à l’intime, peut répondre à notre quête d’altérité. La plupart des personnages secondaires de ce roman ne font en effet qu’une brève apparition. Et si Yuna prend langue avec eux, elle ne donne jamais l’impression d’approfondir le lien. Empreinte de cette réserve toute japonaise, elle s’isole du monde pour laisser libre cours à l’interprétation des mots d’autrui. Et comme pour figurer ce retranchement, chaque nouveau paragraphe débute par un idéogramme qui laisse le lecteur qui ne serait ni japonisant, ni sinisant, un peu démuni…
Le Voyage à Bordeaux est donc un singulier roman qui balaie aussi, indirectement, quelques clichés sur l’allemand, langue prétendument de précision et de pure logique. Il faudra attendre les toutes dernières lignes de ce livre qui s’achève dans une piscine par le vol d’un dictionnaire pour comprendre que ce voyage-là ne connaît pas de fin mais bifurque sans cesse dans la connaissance de soi.