Indications, 2005, par Catherine Daems
D’Europe et d’Asie à la fois
Est-ce juste un effet de mode qui met à l’honneur les auteures japonaises ? Après l’autre Yoko (Ogawa), dont le fantastique vous donne froid dans le dos, la nouvelle Yoko (Tawada) a réussi avec ces deux titres une nouvelle exploration de l’étrange, plus humaine mais tout aussi riche.
Auteur de renommée grandissante déjà couronnée d’une panoplie de prix littéraires, Yoko Tawada est née à Tokyo en 1960, et vit à Hambourg depuis 1982. Elle doit son succès à une plume particulièrement légère et savoureuse, peignant un univers à la limite du fantastique, ancré dans une réalité tout à fait contemporaine. On sait que son père, pris du « mal rouge », rêvait de s’établir à Moscou, et que Yoko à touché l’Europe pour la première fois en empruntant les rails mythiques du Transsibérien. Ses écrits sont émaillés de référence au monde communiste et du bercement des vieux trains. L’histoire ne dit pas pourquoi elle a préféré s’installer à Hambourg plutôt qu’à Moscou, mais on sait que l’enracinement est exceptionnellement réussi puisque Tawada écrit soit en japonais, soit en allemand. L’Œil nu, par exemple, est en allemand parce que le « je » qu’elle a eu envie d’utiliser pour ce livre n’existe pas en japonais. Mais Train de nuit avec suspects est traduit du japonais. Le quatrième élément qui ouvre un espace unique et rarissime dans les livres de Yoko Tawada est son point de vue eurasien, parfaitement « à cheval » entre deux continents. Il en découle entre autres que l’identité est un thème central, mais jamais dramatique dans son œuvre, car l’auteur sait qu’aucune identité n’est une donnée immuable. En français sont parus Narrateurs sans âmes et Opium pour Ovide, mais Tawada est également l’auteure de recueils de nouvelles et de poèmes encore à traduire, ainsi que de pièces de théâtre.
Train de nuit avec suspects
Être humain prenant seul un train de nuit, votre identité n’est plus soutenue et affirmée par votre lien avec les autres : vous ne pouvez plus vous définir comme fille ou fils de, femme ou mari de, père ou mère de, ami ou amie, n’êtes plus que la personne empruntant le chemin de fer, plus que vous-même. Or la nuit tombe et le moment vient de s’abandonner au sommeil, l’état de plus grande faiblesse. Tout peut alors se produire. Les trains n’arrivent pas.
Ou ils prennent du retard, ils sont détournés. Une grève paralyse le pays. Les inconnus croisés dans les gares ou dans les wagons ont un caractère inquiétant ou même troublant. Avec Yoko Tawada, ces faits légèrement déconcertants dans la réalité peuvent être la source d’une dérive totale. Votre identité peut vaciller puis s’éteindre comme une bougie, si vous avez envie d’en changer, si vous êtes trop perméable aux possibles qui s’ouvrent pendant les voyages, vous risquez de vous réveiller dans une peau différente de celle que vous croyiez la vôtre. « On vous a demandé d’où vous veniez. Du Japon, avez-vous répondu naïvement. À cette époque vous ne doutiez pas de votre identité de femme et de Japonaise. « Dans un autre chapitre résonne un écho de ce doute, car, lors d’un voyage, le simple besoin d’aller aux toilettes entraine l’héroïne à se transformer en androgyne. D’une manière radicale, le train de nuit vous met « entre deux », et pas seulement entre deux villes. Yoko Tawada explore ces pistes romanesques avec une jouissance continue : son style délié, plein d’humour et de surprise, nous mène par le bout du nez et nous la suivons partout. Depuis ce « train qui vous attendait, gueule ouverte » jusqu’à ce personnage du dernier wagon qui ne prononce que des maximes, toujours appropriées, mais parfois créées pour la circonstance, faisant rebondir le dialogue d’un stéréotype à l’autre. En treize chapitres (« voitures » à destination d’autant de villes européennes ou asiatiques, le personnage passe du « je » au « vous » et inversement. Monsieur Beck, rencontré dans un des trains, raconte à la narratrice l’histoire d’une femme à la présence angoissante, dont les ongles démesurément longs sont l’unique indice de sa bizarrerie. Plus tard, un incident obligera la même narratrice à vendre son coupe-ongle sans possibilité de ne jamais en racheter un autre : un fil tout fin la relie à cette femme rencontrée précédemment par quelqu’un d’autre (mais est-elle vraiment la même, cette narratrice qui n’est pourtant pas tout à fait une autre ? Qui est-elle, qui suis-je et où allons-nous ? Souvent c’est un feu de questions qui fait progresser l’histoire). Nul n’était mieux placé que Tawada pour composer une telle ode au voyage dont l’esprit de métamorphose est le plus grand secret.