La Marseillaise, 4 mai 2003, par Claudine Galéa
Yoko Tawada : narration originale
Japonaise installée en Allemagne, Yoko Tawada écrit de drôles de récits aux allures oniriques, mais aux ingrédients fichtrement ancrés dans le réel.
Ses héroïnes – exclusivement féminines – ont des prénoms empruntés à Ovide, celui des Métamorphoses, et elles héritent de certains de leurs attributs. Léda, Junon (à la jalousie acide), Echo, Sémélé (ici styliste !) vivent dans des temps très contemporains avec des soucis matériels souvent cocasses. L’humour est le contre-pied de la surréalité qui se dégage de chaque histoire. Vingt au total, mais qui s’emboîtent curieusement les unes dans les autres, car les personnages y mutent silencieusement.
Le récit saute d’un paragraphe à l’autre, sans raison logique apparente, perturbant sans cesse le fil de la narration qu’on ne perd pas pour autant. Le « je » qui revient régulièrement a l’étrangeté d’une troisième personne. Pas de risque qu’on s’attache aux personnages pour des motifs psychologiques, il n’y en a pas. Yoko Tawada avance par fragments et associations visuelles, tissant ses histoires en montages rapides et lunatiques. La matérialité des situations nous raccroche sans cesse au réel, tandis que le caractère fantasque des héroïnes nous transporte dans un futur légèrement fantastique, ou virtuel.
Le secret du point de vue narratif est peut-être là : « Quand je plane, je découvre dans les objets quotidiens un geste étrange : ils font semblant de n’être pas eux-mêmes, de n’être que des récipients pour autre chose… »
Cette autre chose, c’est la critique amusée mais sévère d’un quotidien désabusé ; d’une civilisation en mal de partage et de générosité, d’une société avide de bien-être, de consommation, et vide de sens.
Sous l’apparence, une autre réalité se cache, plus humaine, mais aussi plus difficile à atteindre. Ce sont ces chemins détournés, que sous la fable des prénoms mythologiques, Yoko Tawada révèle et nous invite à emprunter.