La Quinzaine littéraire, 1er septembre 2009, par Marie Étienne

Chasseur de sens

[…] Et lorsque l’écrivain est aussi un poète qui accomplit le grand écart entre les langues, contourne la logique, oublie et perd les dictionnaires, respire et sens les mots comme s’ils étaient des fruits, le plaisir du lecteur est complet et complexe.

L’intrigue existe cependant, bien qu’écartée à tout moment et aussitôt reprise en main. Elle raconte en principe un voyage à Bordeaux, également ce qui précède, ce qui l’entoure, qui l’interrompt et le relance, au moyen de petits paragraphes, une forme qui permet de passer d’un sujet à un autre mais par associations d’idées. D’autant que les fragments de textes sont surmontés par des idéogrammes qui font office de titres.

On ne peut s’empêcher de penser à l’écrivain Sei Shônagon, qui, au XIe siècle, raconta dans ses chroniques la vie de cour à son époque, dans des séquences numérotées de 1 à 162, parfois longues, parfois brèves, et surmontées de titres : « Choses désagréables, Choses qui paraissent pitoyables, Choses qui donnent une impression de chaleur… ».

Chez Yoko Tawada, l’humour vache est cocasse, la fantaisie, ailée, et le langage pris à rebours. Elle fait penser à un chasseur de sens, qui se tapit derrière les mots pour en guetter les signes, ce qui en surgira, qui aidera à les comprendre, ou à les dévoyer ! Pour elle les mots n’ont rien d’abstrait, ils sont vivants, vraiment, ils s’échappent, ils séjournent, ils possèdent des couleurs, une odeur, surtout de la malice, ce qui parfois est inquiétant. « Je parle sept langues européennes mais cela ne suffit pas et de loin, pour comprendre ma propre vie », écrit-elle.

Ce qui n’est pas encourageant pour l’apprenti des langues l’est en revanche pour Yoko Tawada. Son héroïne, Yuna, en affirmant à une amie son intention de mettre en scène Racine sous la forme d’un nô, se livre à un mensonge, puisqu’elle ignore tout du théâtre et de Racine. Ce faisant, elle trace, dit-elle, un tigre, d’un unique coup de pinceau : « Ses membres n’étaient pas reliés par l’anatomie mais par la force de l’élan. »

La force de l’élan, voilà ce qui importe, et qui permet de circuler d’une langue à une autre. « Supposons qu’il n’y ait pas de mot correspondant au mot sœur mais deux mots différents : ané pour sœur aînée et imooto pour sœur cadette. On aurait soit une imooto, soit une ané. La sensation d’avoir une sœur n’existerait plus. »

Un échange linguistique, entre deux langues ou deux individus, tire son élan et sa vigueur de sa capacité à être dialectique, il doit être pareil à « un sport de combat où l’on s’affronte à l’épée en bambou ». Yoko Tawada prend élan sur un mot, par exemple « beau-frère », d’abord elle s’en méfie, elle le tient à distance, « Quelle musaraigne mentionnerait son beau-frère ? », elle le teste auprès d’une collègue, elle l’élargit à la notion de famille, ou bien elle regarde la photographie du beau-frère en question comme s’il s’agissait d’un film : « Yuna entendit les herbes bruire dans la photo ». Les mots pour elle ont une vie autonome, ils sont capables de nous influencer, par exemple la couleur marron d’un meuble peut donner une sensation de chaleur.

L’auteur se livre aussi, avec humour, à des considérations d’ordre quasi sociologique : comment crie et gémit une femme au moment d’un rapport sexuel ? « C’était un langage du nez et du larynx qui évoquait moins un animal que le bruit d’une pompe à air. ». Dans les films pornographiques des années soixante-dix, constate-t-elle, les sons produits par les actrices sont uniformes, et font régner, du coup, dans ce domaine, « une égalité utopique entre les classes ».

Yoko Tawada apprend le monde en apprenant les langues, pas seulement celles qui se parlent, mais aussi les muettes, celle des baleines, des machines, des corps, des fleurs de jardin. Chaque mot de chaque langue s’ouvre pour elle comme des parapluies, se multiplient, et elle aussi se multiplie quand elle voyage, se laissant à Berlin pour se rendre à Bordeaux, écrire n’étant rien d’autre que désentortiller le dessin d’un idéogramme pour lui faire dire sa longue histoire.

L’auteur ne se contente pas d’apprendre des langues, elle sort des rails de la logique, avec elle la nuit n’avance pas toujours en direction du lendemain matin et un lavabo peut ressembler à une face humaine. De même il arrive qu’elle se sente un jeune homme qu’on oblige à passer une robe de fille ! Bref, Yoko Tawada respire « l’envers du jour dans les trains de nuit », autrement dit elle parle couramment une langue inventive, diablement réjouissante.