La Revue littéraire, septembre 2005, par Olivier Capparos
Dans le décor froid d’une histoire figée, à l’image d’une cave d’où l’on doit ressortir, une voix appelle et file ses lambeaux de récits dont on attend la toison unie de la mémoire, d’une existence personnelle, d’une histoire collective… Une littérature d’endroits obscurs et de faux jours donc, promettant l’itinéraire chaotique, toujours aveugle, d’une voix anonyme ou menacée d’anonymat et d’abandon, voilà le bâti consciencieux des rêves et des livres de Yoko Tawada.
Dans L’Œil nu, l’auteur fait de la perte de connaissance un motif essentiel. Le destin et l’errance de la narratrice sont guidés, déterminés, décidés par l’évanouissement, la démission de la conscience, par la méconnaissance de soi-même et des autres, la perte de la mémoire et l’oubli des cycles réflexes des habitudes. La menace généralisée et démesurée du doute n’épargne aucune parcelle de réalité. Le doute et la suspicion sont les noms des forces qui détruisent et informent les corps, les pensées. La perte de connaissance est le symptôme du triomphe de l’action de ces forces.
Le corps est toujours susceptible de transformations (p. 23), dont la destination est l’androgyne. Mais cette destination est en elle-même un rêve. Voyager de Hô Chi Minh-Ville à Berlin, s’endormir à Berlin et se réveiller à Paris… Ensemble nauséeux que forme le délire de soi et du monde. L’Europe, l’Asie sont autant des terres de rêves et de violences. Le Vietnam a appartenu à la France, la tante trouve en un temps d’opprobre et de proscription la Seraphîta de Balzac (p. 45). Un mauvais rêve s’ouvre sur un autre rêve. C’est une vie illusoire qui prend source dans l’esprit d’un Illuministe. Saura-telle comme Louis Lambert distinguer l’ange du démon ? L’hallucination provient de reflets trompeurs dans un soupirail (p. 53, 150). L’érotisme, la mort et la filiation semblent issus du même rêve (p. 50). « L’enfant n’avait peut-être pas existé » (p. 54) : elle-même ou l’enfant qu’elle avait cru porter ? (p. 172) La narratrice va au cinéma, comme un « bateau à la dérive ». (p. 89) Répulsion, Tristana à la jambe coupée.… vous, ce « vous » adressé à Catherine Deneuve soudaine égérie et gardienne d’un rêve nouveau. Voilà enfin la prédatrice qui dépose un « baiser sur le point faible de la science ». (p. 87) Et c’est l’androgynat qui révèle sa parfaite ambivalence : « peau neuve »… « Deux femmes sont devenues une. » (p. 91) La finalité d’une transformation ne peut être l’intégration de principes contraires, elle est seulement l’apothéose de l’un quelconque et différencié.
L’auteur a déjà manifesté sa passion des gares blanches, des sons inouïs, des protagonistes fantomatiques errant dans un train de nuit, une gare, une salle d’attente dans le demi-jour entre Irkoutsk et Khabarovsk (Train de nuit avec suspects). Un chauffeur qui s’engouffre avec délice dans un embouteillage. L’attention ferme et durable aux mouvements de voyageurs, au sang et à la sueur, aux microclimats moites et tièdes… «Le diable est dans les détails, a dit M. Beck » (Train de nuit…, p. 89), par substitution et altération du mot célèbre d’Aby Warburg. Mais cet ensemble est encore le rêve d’une accroupie qui interroge ses organes : l’excroissance même petite de mon corps est-elle signe de l’androgyne que je deviens ? Mais l’androgynat est peut-être la vocation banale d’une plante (p. 103). Un écrivain nous livre toujours d’une façon ou d’une autre sa traversée ou bien son séjour prolongé en enfer. La vie compartimentée en wagons d’un train de nuit, des couchettes qui sont lits de mort ou tables d’opération, un enfant mordu par un singe invisible (p. 117) et qui n’est qu’un souvenir d’enfance, voilà l’enfer, enfermement et dérision de cet enfermement. En enfer, le sens de l’adresse surgit : le « vous » énigmatique qui a permis à l’auteur de pouvoir enfin dire « je » en reléguant irrémédiablement le « vous » à une extériorité étrangère (p. 131).
À la fin de L’Œil nu, à l’enseigne de Dancer in The Dark, le film de Lars von Trier : « la vision c’est une fente » et « c’est la danse que je veux voir »… (p. 200, 201), comme s’il avait fallu le temps du livre pour acheminer la pensée à son terme, qui est l’action – sortir de la cave, de l’inconnaissance voulait dire reconquérir la matérialité concrète d’un corps. De même qu’il nous semble que le corps est reconquis à l’issue d’un coma et d’une rémission pénible. Quand Nietzsche écrivait « Le convalescent », dans son Zarathoustra, il pensait à Yoko Tawada, à la venue des bêtes sacrées et parlantes sur le lit de la douleur.