Le Magazine littéraire, janvier 2006, par Tâm Van Thi
Yoko Tawada, née à Tokyo en 1960, vit aujourd’hui à Hambourg. Lors de notre entretien, elle explique comment, voyageant il y a plus de vingt ans par le Transsibérien, à la recherche de la manière dont « les gens vivaient avec leur langue », elle a découvert en Allemagne une nouvelle façon de manier les mots. Depuis, entre allemand et japonais, idéogrammes et alphabet latin, elle compose une œuvre double. S’accommodant de ces systèmes d’écriture et de pensée différents, elle s’essaye pour la première fois, dans L’Œil nu, à la rédaction simultanée dans les deux langues. D’où un texte enrichi par les frictions de deux logiques linguistiques souvent antagonistes, la structure et la consonance de chaque langue dictant à l’auteur un récit différent.
Dans son œuvre, Yoko Tawada raconte inlassablement son périple entre l’Asie et l’Europe ainsi que sa condition d’immigrée. Train de nuit avec suspects (prix Tanizaki 2003) nous entraîne ainsi de Pékin à Paris en passant par Zagreb ou Bombay, chaque chapitre, « chaque voiture », dit-elle, étant dédié à l’une de ces destinations. Mais chez Tawada, l’issue nous surprend toujours : le train nous entraîne ici dans des circonvolutions déroutantes, où, dans le demi-sommeil et la pénombre, l’identité de chacun, à commencer par celle de la narratrice, demeure à jamais suspecte. Jouant sur la dualité de l’âme et du corps, sur l’ambiguïté profonde du japonais (où il n’y a pas de « vous » et de « tu », mais anata : « celui d’en face »), ce livre, écrit à la deuxième personne et adressé à un personnage indéterminé, nous emporte dans les errances chamaniques de l’esprit tandis que le corps écrit, immobile, du côté de Hambourg.
De même dans L’Œil nu. Venue en 1988 pour une conférence de jeunes communistes en RDA, une jeune Vietnamienne passe contre son gré de l’autre côté du rideau de fer. Lorsqu’elle décide de s’enfuir, un train attrapé par hasard dans la nuit ne l’emporte pas à Moscou, comme elle l’espérait, mais à Paris, dont elle ignorait jusqu’ici l’existence. Sa survie dans la capitale française, elle la devra à une certaine C., dans laquelle on reconnaît aisément Catherine Deneuve, et à ses films qui donnent leurs noms aux treize chapitres de L’Œil nu.
Pour Yoko Tawada, les choix de carrière de l’actrice française se situent dans une continuité, lui traçant une vie fictive parallèle, une ombre portée dans laquelle Tawada voit la figure de l’étrangère. Entre sa condition d’immigrée dans Répulsion et ses fantasmes inavouables dans Belle de jour, C., être de la frontière, happe la jeune Vietnamienne dans les salles obscures, jusqu’à s’inscrire dans sa vie comme sa plus proche confidente, jusqu’à permettre à celle-ci d’oublier pour un moment la fracture Est-Ouest. En effet, C., par son étrangeté et son caractère irréel, permet de dépasser le clivage tracé par trois autres « C » : ceux du communisme, du confucianisme et du capitalisme.
Ode aux déplacés de ce monde, l’œuvre de Yoko Tawada apparaît comme un objet insolite et fascinant dans la littérature contemporaine. Jouant du mélange des genres, elle emporte le lecteur dans des voyages picaresques modernes, où le fantastique prend immanquablement la suite du quotidien. Chaque livre s’annonce comme une suite vertigineuse de trompe-l’œil, mais comme elle le dit elle-même : « Savoir n’est pas le plus important. Rechercher l’est bien plus. »