Le Matricule des anges, septembre 2005, par Lucie Clair
Terres étrangères
En deux livres, Yoko Tawada nous offre un regard aigu et réjouissant sur notre perméabilité au monde et aux autres.
[…] Projections aussi que les anxiétés, fantasmes et suspicions naissant de la cohabitation dans les compartiments de Train de nuit avec suspects. Treize nouvelles, treize trajets, dont chacun est un champ de vision où défilent le paysage des constructions de l’esprit et son inquiétude fondamentale à être seul. L’Autre est tour à tour un intrus, une menace, un divertissement, un dépaysement. À chaque fois sa présence demeure incongrue et met en évidence l’impossibilité à être « je » entièrement – sauf à conclure un pacte que le douzième voyage propose et qui ne sera pas ici dévoilé. À chaque fois surtout, il est source de jubilation par l’intérêt même qu’il véhicule, par le remarquable voyage qu’il inspire pour aller à sa rencontre, sans jamais que celle-ci puisse totalement advenir. « Depuis le début nous ne nous trouvons pas dans le même espace. Tiens, vous entendez le bruit des noms de lieux qui courent à toute vitesse sous les couchettes ? La vitesse à laquelle on perd le lieu qu’on a sous les pieds n’est pas la même pour tous. […] Tous, nous sommes ici sans y être, tous, nous courons vers des destinations différentes. » Pour ces transports nocturnes, obscurs, libres de repères, le corps est convoqué comme le lieu de la langue : la narratrice, danseuse contemporaine arpentant les capitales pour les besoins de ses représentations, éprouve chaque émotion par le biais de manifestations sensorielles rendant extrêmement visibles et concrètes les dimensions subtiles des mouvements de l’esprit.
Qu’on la lise ou que l’on se penche sur sa biographie, Yoko Tawada est une femme étonnante. Née en 1960 au Japon, elle émigre en Allemagne, – et réside à Hambourg depuis 1982, après avoir emprunté le transsibérien et mis de côté le rêve paternel d’un refuge moscovite. Écrivant alternativement en japonais et en allemand, avec le même bonheur salué dans ces deux pays par des prix prestigieux, elle trace une œuvre forte et vive, révélant avec netteté, par les intrications entre les phénomènes et nos perceptions, les aspects les plus fins d’une réalité en mouvement. C’est aussi un rare plaisir de suivre cette voix au timbre retenu et sensible, une voix qui s’immisce et se déploie, où la délicatesse et la fraîcheur s’allient à la liberté, pour nous conduire vers d’étranges et envoûtants périples, qui parle de vous, de l’autre, des surprenants contours de la rencontre, dans laquelle réside toujours – sans drame ! – la part de l’incommunicabilité.