Le Monde des livres, 16 mars 2012, par Florence Noiville
Yoko Tawada : une Tokyoïte à Berlin
C’est l’envers de Lost in Translation, le film de Sofia Coppola. C’est l’histoire d’une jeune Japonaise qui subit le choc de l’Europe et n’y comprend rien… Ce soir-là, dans la pénombre de son appartement berlinois, Yoko Tawada décrit ainsi son arrivée en Allemagne : « J’avais 22 ans. J’étais censée faire un stage dans une entreprise d’équipement pour bars et cafés à Hambourg. Chaque matin, en arrivant au bureau, les gens me disaient : “As-tu bien dormi ?”. J’étais horrifiée. Au Japon, jamais on ne vous poserait une question pareille. Ou alors, il faut vraiment que vous ayez une mine de déterrée. Que votre interlocuteur s’inquiète beaucoup pour votre santé… »
Née à Tokyo en 1960, Yoko Tawada vit en Allemagne depuis 1982. Pourquoi l’Allemagne ? Elle avait d’abord étudié le russe. Mais à 19 ans, descendant du Transsibérien à Moscou, elle décide finalement de continuer le voyage, de pousser jusqu’en Allemagne du Nord et d’abandonner la langue de Pouchkine pour celle de Goethe.
Une Nippone dans la Hanse teutonique ? On l’initie à des choses sidérantes, le fromage blanc, les cornichons en salade… Elle repense au « rêve » de Barthes dans L’Empire des signes (1970) : « Connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre… Défaire notre réel sous l’effet d’autres découpages… Éprouver la dilution, l’hémorragie du sujet… » Le rêve, pour elle, est plutôt cauchemar. Toute la journée, elle est confrontée à d’infernaux dilemmes : ce qu’elle va faire ou dire risque-t-il de choquer son interlocuteur ? De le blesser ? « Je n’arrivais jamais à trancher. Toutes les microdécisions que je devais prendre à chaque instant m’obsédaient. Que répondre au collègue qui s’inquiétait de mon sommeil ? Et puis, fallait-il lui dire “Du” ou “Sie” ? “Tu” ou “vous” ? “Cela dépend si tu connais ou non la personne”, m’avait-on dit. Mais qu’est-ce que connaître ? Connaît-on jamais qui que ce soit ? J’étais perdue… »
Ceux qui vont la sauver s’appellent Heiner, Walter et Franz (Müller, Benjamin et Kafka). « Parallèlement, explique-t-elle en riant, j’étudiais la littérature à l’université. J’ai eu un tel coup de foudre pour ces auteurs que j’ai voulu le partager avec des amis allemands. J’ai compris qu’une langue est d’abord une vibration, une force vivante qui circule entre individus. L’important n’est pas qu’elle soit ou non “maternelle”, mais qu’elle puise son énergie dans le corps et qu’elle s’extériorise. À partir de là, j’ai cessé de me dire : “Cette langue est la mienne, celle-là ne l’est pas”. »
En 2000, Yoko Tawada achève une thèse en allemand sur la littérature européenne. Puis elle commence à publier, alternativement en japonais et en allemand. « Écrire, n’est-ce pas manier une langue étrangère de toute façon ? » Avec une quinzaine de romans et recueils de nouvelles – souvent sur la condition de déplacée ou de voyageuse –, auxquels s’ajoutent théâtre et poésie, Yoko Tawada est aujourd’hui le seul écrivain à voir mentionner sur ses livres : « Traduit du japonais (Allemagne). » Et comme ses complexes du début lui semblent loin ! « On n’est jamais complètement perdu, au fond. Observez un idéogramme chinois : il est probable que vous y comprendrez quelque chose même si vous n’y comprenez rien… »
Son dernier livre, Journal des jours tremblants, elle l’a pensé presque entièrement en allemand. Parce que les textes qu’il rassemble étaient les premiers après Fukushima. Et qu’elle voulait justement y faire prévaloir un point de vue forgé depuis l’Europe. Pour cela, elle a comparé la presse allemande et la presse nippone. « J’avais l’impression que le discours public au Japon était manipulé. En Allemagne, cette catastrophe a été l’occasion de débattre de la politique nucléaire. Sur l’Archipel aussi, bien sûr, des groupes s’interrogent depuis longtemps sur la sécurité des centrales, mais leur voix est peu parvenue, du moins au début, jusqu’aux informations télévisées. » Tawada se demande ce qui fait qu’on ait pu « si vite, en Allemagne, décider d’arrêter le nucléaire, tandis que les choses évoluent si lentement au Japon ». À quoi cela tient-il profondément ? « À la population, à la langue, au journalisme ? »
« Quand j’apprends une catastrophe, raconte-t-elle dans le livre, mon cœur se met à battre plus lentement. Je deviens calme, comme sous l’effet d’un tranquillisant. » On apprend cette attitude au Japon, dit-elle. C’est une technique de survie. Être calme, patient, ne pas dramatiser. « Cette posture est utile, note Tawada. Mais elle peut aussi être exploitée abusivement. Avec une telle attitude, on perd facilement son esprit critique, donc peut-être aussi son sens politique. »
Politique
Journal des jours tremblants, le plus engagé des recueils de Tawada, marque un tournant dans ses écrits. L’auteur, qui vient de publier une nouvelle sur le 11 mars 2011, dans une anthologie éditée à Londres chez Random House (March Was Made of Yarn), s’interroge désormais sur la suite à donner à son œuvre. « J’ai deux stratégies en tête, dit-elle. Traiter la catastrophe de manière large, par exemple en la situant dans un contexte de science-fiction. Ou, au contraire, recueillir sur le terrain les voix brutes de témoins, en faire un collage et leur donner forme. » La seconde piste la tente davantage. Mais, dit-elle, « ce n’est pas un mince travail. Je veux aller à Minsk, parler aux gens de Tchernobyl. Ma responsabilité d’écrivain consiste à démonter le système économique, à fouiller les replis de l’Histoire, à interroger le contexte international… »
Est-on loin de la littérature ? Jamais. Tawada raconte comment, lorsqu’elle était petite, sa mère ne pouvait jamais se passer de lumière. « J’ai grandi dans un espace éclairé jusque dans ses moindres recoins, dit-elle. Pour ma mère, toute parcelle d’obscurité rappelait la seconde guerre mondiale. D’où l’image de Tokyo, ville étincelante, illuminée nuit et jour. L’économie japonaise s’est développée en effaçant la guerre sous la lumière des ampoules. En Allemagne, pour la première fois, j’ai su que la nuit était obscure. Et découvert la beauté des bougies sur les tables. » Yoko Tawada explique ainsi pourquoi, selon elle, les Allemands apprécient Éloge de l’ombre, de Tanizaki, et pourquoi cette lecture, au contraire, l’a longtemps mise mal à l’aise. « C’est un hommage à la beauté de la culture japonaise, à une esthétique de l’obscurité contrastant avec la lumineuse clarté de l’Occident. Dans les années 1980, je pensais que ce livre appartenait à un passé révolu. Ces derniers temps, au contraire, je me dis qu’il était peut-être prémonitoire. »
Yoko Tawada… En quittant son appartement berlinois, on se demande si, un jour, on pourrait faire comme elle. Symétriquement. Tomber amoureux de Tanizaki, se plonger dans sa langue, s’installer à Tokyo et publier des romans en japonais ! Yoko Tawada sourit. Un sourire mystérieux qui donnerait presque envie d’essayer.