Les Inrockuptibles, 14 mars 2012, par Emily Barnett

Ils ont tout vu à Fukushima

[…] Une littérature du désastre qui entend faire la peau au nucléaire.

Microsieverts. Millisieverts. Becquerels. Rads. Millirems. Réservés à un cercle d’initiés, ces mots sont passés dans le langage courant. Il y en a d’autres : « hedoro », une boue spécifique au tsunami, ou « dosimètre », cet appareil désormais incontournable qui permet de mesurer le taux de radioactivité. Derrière chaque tragédie, l’éclosion d’un champ lexical. Une langue souvent neutre, lénifiante, qui aurait pour principe d’exorciser la terreur d’un peuple funambule, encore sonné.

Pour décrire la triple catastrophe qui a frappé le Japon en mars 2011 […] le récit, en lieu et place d’une trop verte fiction. […] le point de départ est l’expérience, la traversée – le ressenti – des événements. […]

Journal des jours tremblants, de Yoko Tawada, fait figure de conversation de salon. « Nous avons appris, enfants, à garder notre calme en cas de catastrophe naturelle. » L’auteur a appris à ne pas s’émouvoir. Son journal, très court, offre un contrepoint culturel, où calme et stoïcisme s’opposent à une forme de dramatisation purement occidentale. Problème : « Avec une telle attitude, on perd facilement son esprit critique, donc peut-être aussi son sens politique. »

De fait, l’enjeu est ici comme ailleurs de réinjecter du sens, de faire la lumière sur une tragédie qui en a cruellement manqué. Yoko Tawada est la première à ruer dans les brancards, invoquant « la manipulation des médias ». Télé passant en boucle les images des dégâts provoqués par le séisme et la vague, témoignages de sinistrés, pleurs et mélo. […]

Aveugler la population à coups de chiffres et de statistiques contradictoires ? C’est effectivement l’une des hypothèses de nos auteurs. Le quidam japonais avance dans le brouillard, comprenant vaguement qu’il a été roulé. Mais où, quand, à quel moment ? Lorsque les autorités politiques tentent par exemple une sortie minable en faisant vibrer la corde de la superstition. Comme le maire de Tokyo, rappelle Tawada, et ses « Japonais qui doivent se purifier avec la vague du tsunami ». […]

Ce qui fédère ces ouvrages est une même volonté de déjouer les simulacres médiatiques et politiques à l’œuvre. Tous trois regardent dans une seule direction, où sévit le monstre à abattre : le nucléaire. Une manne financière énorme pour le pays depuis la fin des années cinquante, à laquelle il n’est pas prêt de renoncer. Surtout, insiste Tawada, abandonner l’énergie atomique reviendrait à renoncer à la fabrication de l’arme nucléaire et être exclu de l’échiquier des grandes puissances mondiales. […]