Les Inrockuptibles, 31 août 2005, par Raphaëlle Leyris

Belles de jour

Une jeune fille se réinvente dans un train de nuit, une autre s’accroche à Catherine Deneuve pour survivre. Deux romans désopilants et étranges d’un auteur à découvrir. En allemand, « Doppelgänger » signifie « sosie », « double ». Un mythe à l’origine de pans entiers de la littérature – de Plaute à Dostoievski, en passant par Maupassant, Conrad et Stevenson. « Der Doppelgänger », c’est la collection dans laquelle les éditions Verdier publient les livres de Yoko Tawada, et c’est bien le terme rêvé pour celle qui construit une œuvre double, écrite en japonais, sa langue natale, et en allemand, qu’elle a appris dès son installation à Hambourg, en 1982.

Les identités figées ne l’intéressent pas. Trop compactes, trop sûres d’elles-mêmes, elles ne laissent pas de brèche dans laquelle la fiction puisse se frayer un chemin. Dans son roman Opium pour Ovide, elle avait fait de la métamorphose le seul moyen d’explorer des destins. Dans Narrateurs sans âmes, recueil de textes théoriques, récits intimes et poèmes, elle se plongeait dans le vide entre deux alphabets, deux cultures, deux pays. La dualité de l’âme et du corps, l’ubiquité de l’être qui fascinent tant Tawada, sont au centre de l’un de ses deux nouveaux livres, court, déroutant et drôle Train de nuit avec suspects. Ce roman, écrit en japonais, est composé de treize chapitres qui racontent les trajets nocturnes, majoritairement à travers l’Europe, d’une chorégraphe de Hambourg.

Pendant que le corps est emmené vers Paris, Vienne, Amsterdam ou Belgrade, pendant qu’il rencontre d’autres passagers, l’esprit est déjà arrivé à destination, encore un peu dans le lieu de départ, et en même temps entièrement dans son voyage.

Brisant tous les points de repères, ces trains qui mènent toujours ailleurs, plus loin qu’ils ne devraient, sont aussi « suspects » que les passagers, ces hommes et ces femmes qui, de rencontres en malentendus, malmènent les certitudes de la narratrice, déplacent son « moi » vers le « vous ». Entre rêves et réalité, ces trajets de nuit sont le lieu où se réinventer. Et c’est aussi de réinvention de soi dont traite L’Œil nu, autre roman de Yoko Tawada qui parait simultanément. Écrit, lui, en allemand, il raconte les errances d’une jeune Vietnamienne qui, venue en 1988 pour une conférence de jeunes communistes en RDA, passe contre son gré de l’autre côté du rideau de fer, arrive à Paris sans connaître un mot de français, et ne survit que grâce aux films dans lesquels joue Catherine Deneuve.

Entre deux passages hilarants sur la confrontation entre les cultures soviétique et capitaliste, Yoko Tawada fait une description parfaite, sensible et subtile, de l’état d’étrangeté dans lequel évolue son personnage. Qui doit dès lors, pour se réunifier, créer sa propre fiction. Il y a du Dancer in The Dark dans ce roman le cinéma est pour cette immigrée involontaire la seule échappatoire au désespoir, comme l’étaient les comédies musicales pour la Selma de Lars von Trier ; la seule amie sur qui se reposer est, là aussi, Catherine Deneuve – jouant son rôle d’actrice. Et, tout comme Dancer in The Dark, L’Œil nu explore le vieux thème ultra-rebattu du pouvoir de l’imagination sur l’adversité, en le renouvelant magistralement.