Les Inrockuptibles, 11 novembre 2009, par Raphaëlle Leyris
Un Lost in Translation transposé en France par une Japonaise complètement perdue. Un petit texte drôle et subtil.
Il se passe à peine quelques heures entre le point de départ du Voyage à Bordeaux, avec l’arrivée de Yuna dans cette ville, et la fin, où elle se fait voler son dictionnaire allemand-français à la piscine. Entre-temps, que se sera-t-il passé ? Quasi rien. Cette Japonaise vivant à Hambourg se sera remémoré ce qui l’a amenée ici – la proposition par une amie de loger chez son beau-frère, absent pendant l’été –, de minuscules souvenirs d’autres voyages et de rencontres, et ses précédentes tentatives (ratées) pour apprendre le français. Et puis ? C’est à peu près tout. Yoko Tawada n’est pas une écrivaine qu’on lit pour ses intrigues, tout juste minimalistes. Depuis Narrateurs sans âmes, traduit ici en 2001, cette Japonaise de 49 ans, installée en Allemagne et qui écrit alternativement dans les deux langues, ne cesse de chercher à rendre sensible l’insaisissable : le sentiment d’étrangeté. Sa plume claire, facétieuse, serpente entre les souvenirs infimes pour ausculter la condition de déplacée (immigrées ou voyageuses, ses personnages sont toujours des femmes). Ainsi, elle décrit avec beaucoup d’acuité les infinies fluctuations d’identité d’un même être d’une langue à l’autre, d’un lieu à l’autre, mais aussi d’un interlocuteur à un autre. Yuna pense en allemand, mais prend des notes en forme d’idéogrammes japonais, fragiles aide-mémoire. À travers elle, Yoko Tawada s’amuse et s’émerveille des différences illimitées entre les langues et les civilisations – pas seulement entre l’Orient et l’Occident, mais aussi, ici, entre la France et l’Allemagne. Le Voyage à Bordeaux, comme les quatre précédents livres de l’auteur, a ceci d’original et de précieux que son auteur se place toujours du côté de la légèreté. Elle explore l’étrangeté et l’incommunicabilité, en refusant d’en faire un drame.