L’Humanité, 15 mars 2012, par Alain Nicolas

De la valeur des livres au-delà des catastrophes

Yoko Tawada, face au séisme, au tsunami et à l’accident nucléaire qui ont ébranlé le Japon, fait de sa littérature un puissant outil de compréhension et de critique.

Une semaine après le séisme de mars 2011, Yoko Tawada a reçu un courrier d’un auteur japonais. Pour lui « après la catastrophe, certains livres sont devenus inintéressants ». Alors « il a entrepris de dresser une liste de livres “résistant aux séismes”, c’est-à-dire des livres qui gardent leur valeur au-delà des catastrophes ». Peut-être est-ce là le programme, aujourd’hui, de Yoko Tawada : en écrire un. Significativement, c’est par le mot catastrophe qu’il faut commencer. Le japonais ne connaît pas de mot qui renvoie comme le mot allemand (et le français) au domaine de la nature comme à celui de la société. « En cas de catastrophe naturelle, cela permet aux gens de penser aussitôt à la politique. » Rien de tel en japonais, et ce petit point de linguistique est gros de conséquences, que Yoko Tawada va explorer dans ces petits textes écrits en mars 2011, à chaud, mais avec la froideur sereine d’une logique irrésistible, celle des signes. Dans ces textes écrits au lendemain du séisme, elle analyse, d’Allemagne où elle vit, comment l’imaginaire japonais pense, dans sa langue. Avec ses références historiques, les souffrances, les réactions, la recherche des responsabilités et tout simplement ce qu’il faut faire. Et d’aboutir, après une réflexion argumentée sur l’histoire des territoires et des allégeances guerrières, et de leurs désignations, à cette remarque : « Nulle part n’existe une communauté homogène qui aurait pour nom : Japon. » Le livre de Yoko Tawada permet ainsi de porter sur la catastrophe et ce qui s’est ensuivi le regard décentré que permettent non seulement l’éloignement physique, la distance culturelle, mais aussi le travail sur la langue. L’auteur, qui se fait l’écho de la misère et du désarroi des survivants, de la sollicitude de ses amis, va aussi chercher des déclarations d’hommes politiques, des lieux communs historiques pour démonter la trop fameuse « résignation japonaise ». On y prend conscience du fait que les sacrifices étaient déjà inclus « d’avance », si l’on peut dire, dans un système de victimisation traditionnel analogue à celui qui exaltait la « beauté » des « unités d’attaques spéciales » que nous nommons « kamikaze ». Le lecteur est préparé à cette enquête sensible et précise par trois « leçons de poétique » passant au crible nombre de notions entre cultures japonaise et européenne, à propos de l’évangélisation du Japon par François Xavier, de Madame Butterfly, du mot « amour » au mot « sacrifier ». Romancière à l’inventivité puissante et originale, Yoko Tawada se fait ici critique et pédagogue, pour notre édification et notre plaisir.