Libération, 13 octobre 2005, par Jean-Baptiste Harang
Une voix peut en cacher une autre
Deux romans de Yoko Tawada se croisent en librairie, L’Œil nu, traduit de l’allemand (Japon), Trains de nuit avec suspects, traduit du japonais (Allemagne).
Opium pour Ovide (Verdier, 2002), le deuxième des quatre livres traduits en français de Yoko Tawada, nous est précieux à deux titres : d’abord, mais dans notre position cela n’est guère avouable, nous ne l’avons pas lu et l’on doit toujours se réjouir d’avoir un livre de Tawada devant soi. Et surtout, à la page du titre, on peut y deviner le secret de Yoko Tawada, un secret probablement dévoilé là par inadvertance, puisque les livres suivants ne le répètent pas : « Traduit de l’allemand (Japon) ». On en a vu d’autres, de l’anglais du Canada, du portugais du Mozambique, de l’espagnol de Panama, mais de l’allemand du Japon, c’est la première fois. On se demande quel méandre de la grande Histoire a bien pu laisser vivante au Japon une communauté, même minuscule, même discrète, une communauté dont la langue vernaculaire serait l’allemand (scories alliées de naguère), il y a bien, me direz-vous, des villages hellénophones en Corse et des paroisses islandaises près de Winnipeg au Canada. Et Yoko Tawada à Hambourg. Sauf que Tawada écrit non seulement en allemand (Japon) mais aussi en japonais (Allemagne), qu’elle a publié une quinzaine de livres dans chacune de ces deux langues, sans compter ceux qu’elle traduit de l’une à l’autre, et d’autres qu’elle ne veut pas traduire parce que tous les anges ne sont pas nés pour traverser le miroir.
Les deux livres publiés cet automne aux Éditions Verdier vont l’amble, chacun sur sa rive d’un même fleuve, Trains de nuit avec suspects, qui s’appelait naguère Yôgisha no yakôresha, du temps où il paraissait en japonais aux éditions Seidosha à Tokyo, et L’Œil nu, ou Das nackte Auge lorsque Konkursbuchverlag Claudia Gehrke le publia l’an dernier à Tübingen. Chez Verdier, la collection où ces livres paraissent est dirigée par un poète, Jean-Yves Masson, et s’appelle « Doppelgänger », double voie, ce qui tombe plutôt bien. Yoko Tawada est née sur la rive japonaise de sa vie, à Tokyo, en 1960, elle est aujourd’hui une femme de 45 ans qui paraît beaucoup trop jeune pour son âge, menue, souriante, taiseuse, elle parle un anglais qu’elle dit « de communication », non, pour elle, ce n’est pas une langue pour écrire, il ne faut pas y songer, écrire des livres dans la langue dont on use pour réserver des chambres d’hôtel : « Lorsque j’étais enfant, j’ai su très vite que j’écrirais, j’écris depuis l’âge de douze ans. J’ai su également très tôt que le japonais n’était pas une langue suffisante pour écrire : au Japon tout est japonais, mais en dehors du Japon, rien n’est japonais, il me fallait une autre langue. Le russe était la plus belle des langues pour écrire, ensuite venait le français et l’allemand à cause de Kafka (elle dit Kafka, comme on suce un bonbon, comme si ces deux « k » n’écorchaient pas la bouche, puis se reprend, et susurre « Franz Kafka », comme si elle était seule au monde). À l’époque, les Russes n’acceptaient pas d’étudiants japonais, j’ai dû renoncer à la Russie, j’aimais le français mais mes professeurs n’étaient pas assez indulgents, ils ne me pardonnaient pas mes erreurs, ce sont pourtant les erreurs qui produisent la littérature. Va pour l’allemand. »
À dix-neuf ans, Yoko Tawada part seule pour l’Europe, en train, vers l’Allemagne et la Pologne, elle sait déjà le russe, l’anglais et l’allemand (le français, elle l’apprendra l’an prochain à Bordeaux où le Centre régional de lettres la recevra pour deux mois) : « Ne me regardez pas comme ça, ce n’était absolument pas dangereux, au contraire, à cette époque pour une jeune fille de prendre le bateau, le Transsibérien, toute seule, au contraire, c’était très sûr, on rencontre plein de gens, on partage son compartiment. » Trois ans plus tard, elle revient à Hambourg où un travail l’attend, elle y vit encore. Les premières années, elle continue ses études et travaille dans une entreprise spécialisée dans l’exportation de livres allemands, dont son père qui tient une librairie étrangère à Tokyo est le client. Puis, peu à peu, se met à vivre chichement du métier d’écrivain. Ses premiers livres se vendent mal et les suivants guère plus, 3 000 en Allemagne, 4 000 au Japon, mais qu’importe, il y a les bourses, les résidences d’écrivains, les lectures publiques (qui sont rémunérées en Allemagne). Yoko Tawada s’en contente, est contente, elle vit seule, voyage beaucoup, personne ne la plaint puisqu’elle a une silhouette de débutante. Elle dit dans un sourire décontenancé : « Vous savez, ici, en Allemagne, ils me prennent pour une Japonaise, peut-être à cause de mon nom, de mon allure, je ne sais pas pourquoi. Et encore moins pourquoi au Japon on me prend pour une Allemande. » À part les quelques ponts qu’elle a installés elle-même entre ses deux langues d’écriture, elle est peu traduite, deux livres à New York, un en Chine, un en Italie. Et puis Hambourg est jumelé avec Marseille, on l’y invite, elle y rencontre Bernard Banoun, universitaire, traducteur d’allemand, qui comprend l’étrangeté, l’originalité de cette littérature qui ne sait pas, ou sait trop bien, sur quelle langue danser. Mais sait danser.
Verdier tente une petite sortie au printemps 2001, comme on tâte d’un gros orteil distrait la température de la mer, sait-on jamais, et jette à l’eau Narrateurs sans âmes, un petit recueil de courts textes réunis pour l’occasion (la plupart traduits de l’allemand) et qui trouvent aussitôt une unité par le seul miracle de la justesse d’une voix. On y apprenait que l’âme est parfois un petit pain souabe, parfois un poisson et qu’elle vole moins vite que les avions. Qu’écrire produit toujours un excédent qui ne trouve sa place que dans un autre texte, qu’une langue souvent « essaie de détruire une autre langue vivant sous le même crâne », et que « sur un bateau tout le monde se met à mentir ». L’automne suivant paraît Opium pour Ovide qu’on se promet de lire bientôt et dont on sait déjà qu’il emprunte aux Métamorphoses vingt-deux noms de femmes pour autant de portraits d’Hambourgeoises d’aujourd’hui.
Et nous voilà rendu au rendez-vous d’automne, dans le jardin d’hiver de la Maison de la littérature à Berlin, un livre sous chaque bras, traduit de chaque langue, à la rencontre d’une jeune femme espiègle qui n’a rien d’autre à nous dire que : « Je n’ai rien décidé, c’est le livre qui décide, dans certains romans des personnages japonais parlent un allemand parfait, cela n’a pas d’importance, lorsque vous lisez un livre vous savez d’où il vient, c’est très simple je suis juste une partie de cette littérature qui vient de partout. Si vous réussissez quelque part, c’est que vous avez oublié tout le reste. Je n’aime pas oublier. »
Trains de nuit avec suspects est non seulement écrit en japonais, mais à la deuxième personne du pluriel, le narrateur dit « vous » au personnage principal, comme on dit : accusé, levez-vous. Au Japon, le livre a reçu le prix Tanizaki, Yoko Tawada s’en amuse : « Ce n’est pas un “you” anglais, non, c’est très différent, écrire à la deuxième personne du pluriel en japonais, ce n’est pas correct, ce n’est pas normal même, mais ce n’est pas fou non plus. » Les treize chapitres du livre sont les destinations de treize wagons de chemin de fer, les douze premiers vont à Paris, Graz, Zagreb, Belgrade, Pékin, Irkoutsk, Khabarovsk, Vienne, Bâle, Hambourg, Amsterdam, Bombay, ils y vont mais n’y parviennent pas toujours, n’en reviennent jamais, quant au treizième, entièrement dialogué, il ne va nulle part. De chaque wagon, on sait où il va, pas souvent dans quelle gare il attend sa voyageuse, notre voyageuse, vous, toujours la même, tantôt danseuse, tantôt chorégraphe, elle vient de Hambourg et se laisse voussoyer par cette voix narratrice tombée de cintres, de Dieu sait où, qui semble tout décrire, ne s’adressant qu’à elle, la voyageuse de la nuit, mais pourrait tout aussi bien la guider, la commander, comme si le récit précédait de quelques images les faits qu’il décrit, elle peut dire dans le wagon pour Paris : « Là, vous piquez une colère noire. La lourde porte métallique reste insensible à vos assauts. Vous avez beau expliquer quelle peine vous avez eue pour venir… », comme des didascalies pour une vie que vous vous apprêtez à jouer. Ou bien, dans le wagon pour Graz : « Ce matin, après avoir pris tranquillement votre petit déjeuner, vous étiez allée voir ce qu’on appelait la source du Danube. C’était là, vous avait-on expliqué, que naissait ce Danube grandiose. En regardant, vous vous êtes demandée comment une si faible quantité d’eau pouvait donner un grand fleuve. L’eau seule le sait. Le serpent connaît le chemin du serpent, l’eau connaît le chemin de l’eau », page 21, et à Zagreb en partance pour Belgrade, elle peut vous rappeler cette étudiante qui vous interrogeait : « “Les radios et les appareils photo fabriqués dans notre pays ne sont pas de bonne qualité, est-ce que vous nous méprisez pour cela ?” Vous étiez embarrassée pour répondre car vous ne vous étiez jamais posé cette question. Comme il fallait bien répondre, vous avez rétorqué sans trop réfléchir que vous aimiez les appareils de mauvaise qualité. Vous ne saviez pas pourquoi vous lui disiez cela, et c’est resté la seule et unique fois où vous avez dit une chose pareille », page 46. Plus le voyage avance, plus les wagons s’inquiètent de voyageurs étranges, mais « dans un train de nuit, il était rare de tomber sur quelqu’un qui soit clairement vampire de la tête aux pieds », page 89, et plus près : « Il faisait noir sur terre. » La voiture 9 se rend à Bâle, vous avez l’impression qu’on vous enfile une veste mouillée, la voiture 10 part de Linz pour Hambourg, « Linz est la ville dont Hitler avait compté un moment faire la capitale du Reich. Aujourd’hui, ce n’est qu’une petite ville autrichienne, mais quand vous regardez les rangées de maisons avec cette idée en tête, vous avez la sensation qu’on vous a posé des briques sur les lèvres dans votre sommeil », page 101. On apprend là que notre danseuse est allergique aux chênes et dans le wagon suivant pour Bombay on saura, nous ne le savions pas, qu’elle est japonaise, et que jamais un Japonais ne se couperait les ongles en pleine nuit. Elle échange son coupe-ongles avec un Indien contre un billet de chemin de fer à validité éternelle. Reste le wagon numéro 13 en partance pour nulle part dont personne jamais n’est obligé de descendre.
L’Œil nu est un livre allemand, on y prend également le train, mais ici les treize chapitres portent des noms de films : Répulsion, Zig-Zig, Tristana, Les Prédateurs, Indochine, Drôle d’endroit pour une rencontre, Belle de jour, Si c’était à refaire, Les Voleurs, Le Dernier Métro, Place Vendôme, Est-Ouest, Dancer in The Dark. Le point commun entre tous ces films est une actrice dont les initiales figurent au début du livre, « Pour C.D. », le nom entier de Catherine Deneuve ne fait pas partie du texte dans sa version française, même si l’éditeur a cru bon de l’écrire sur la quatrième page de la couverture au cas où on ne l’aurait pas deviné. Mais dans la version originale, en allemand, les premières lettres des seize paragraphes du chapitre pénultième, en une manière d’acrostiche, donnent à lire le nom et le prénom. Après l’avoir démontré Yoko Tawada remet son exemplaire dans son sac et précise, taquine : « En Allemagne, on n’a pas besoin de dire le nom, ici Deneuve est une vraie star. » Le livre est écrit à la première personne du singulier et aussi, singulièrement, à la deuxième personne du pluriel. Le « vous » vient du livre, il ne tombe pas du ciel comme dans les trains, c’est le « je » de la narratrice qui dit « vous » à l’actrice, qui invoque Deneuve lorsqu’elle reste la seule interlocutrice possible de cette jeune fille perdue, trouvée, reperdue, retrouvée. « Je » est une jeune Vietnamienne, lycéenne à Hô Chi Minh-Ville, choisie pour représenter son pays à Berlin-Est, à une rencontre entre jeunes de tous les pays communistes qui veulent bien se donner la main. Le Vietnam est déjà communiste, l’Allemagne encore divisée. Yoko Tawada : « Je voulais parler du communisme, de la colonisation et du confucianisme, le Vietnam est l’endroit idéal pour réunir ces choses. » La narratrice, à peine arrivée à Berlin où elle doit prononcer un discours en russe, est enlevée, pas tout à fait contre son gré mais presque, par Jörg, un jeune Allemand de l’Ouest, vaguement amoureux, qui l’entraîne vers Bochum sous le siège arrière d’une Trabant. Elle arrête un train, en laissant une suicidaire se coucher sur une voie ferrée, et s’enfuit pour Paris où elle passera presque tout le livre sans connaître un seul mot de français à confondre le monde réel avec les films où joue C.D. Elle ne comprend rien au monde dit libre, elle dit que la franchise ne fait pas bon ménage avec la liberté, apprend à mentir un peu, mais n’a même pas de langue disponible pour mentir, les gens à l’air heureux lui font penser à des chiens. Elle vit dans des caves et ne se sent guère de taille à rééduquer tout ce vieux monde à la mode Hô Chi Minh dont elle ignore qu’elle disparaît peu à peu. Elle ne voit pas le mur de Berlin tomber, elle voit des films, toujours les mêmes, confond tous les personnages interprétés par son amie en une seule et même personne, tantôt brune tantôt blonde, tantôt Marie tantôt Éliane. Elle pourrait épouser un compatriote médecin, manque son retour au Vietnam, retourne dans sa cave, retourne vers vous, C.D. : « Quelques secondes seulement passent et déjà votre nom apparaît en caractères roses. C’est comme toujours le sommet du film, à couper le souffle. Avant que le titre ne soit dévoilé, avant que ne commence l’histoire, votre nom doit surgir du fond des mers. Sans ce nom, pas d’actrice, sans actrice, pas d’Éliane Devries censée avoir vécu en Indochine, sans Éliane, pas d’histoire à raconter. Sauf à Paris, sur l’écran, jamais je n’ai vu de pays qui se nomme Indochine. » Et pourtant, ce pays est le sien, méconnaissable sur l’écran, mais qu’il faudra bien reconnaître et avec lui d’autres douleurs : « Indochine, un mot qui sonne comme un plat au tofu raté, il ne s’agissait pas plus de l’Inde que de la Chine, mais de nous. Comment avait-on pu inventer un tel nom ? », et un autre répond : « On a beau jeu de critiquer le colonialisme. Mais la liberté et l’indépendance sont des produits français comme le foie gras. » Elle voit Éliane et Camille danser ensemble un tango (« Le tango est-il un contrat entre un homme et une femme ? ») et se réjouit de ne pas comprendre les paroles du film. Dans un autre cinéma, C.D. porte le même nom que son pays, France, elle l’envie. Voyant Belle de jour, elle demande : « Avez-vous accepté de vous laisser fouetter parce que vous regrettiez d’avoir donné des coups de fouet à un ouvrier en Indochine ? » Sur l’écran C.D. ne vieillit pas dans l’ordre, la narratrice ne comprend pas tout, confond beaucoup, se réfugie dans l’alcool, puis renonce à renoncer et repartira peut-être pour Bochum où il doit bien y avoir quelques cinémas, non ? Pour vous revoir.
Yoko Tawada a vu tous les films où joue Catherine Deneuve, elle fait semblant de ne pas comprendre le français, elle dit : « Vous avez besoin d’une entrée lorsque vous vous approchez d’un pays, vous butez sur un mur, s’il y a une image sur le mur, c’est votre entrée, pour elle, c’était les films de Catherine Deneuve. » Yoko Tawada n’aime pas choisir, page 104 des Trains de nuit, vous visitez une serre : « Dans un coin se trouvaient deux cactus de forme semblable et, à côté, il y avait un panneau d’explication indiquant que l’un appartenait à la famille parapluie et l’autre à la famille gouttière, et bien qu’ils n’aient aucune parenté, de communes conditions de survie dans le désert sans eau leur avaient donné une forme semblable. Cela signifiait-il que les visages de l’Européen et l’Asiatique, s’ils survivaient dans des conditions identiques, par exemple au pôle Nord, pendant des générations, se mettraient à se ressembler ? »