Livres hebdo, 9 mars 2001, par Christine Ferrand

De Tokyo à Hambourg

Pour célébrer la jeune littérature allemande, Verdier publie des textes étonnants d’une jeune Japonaise germanophone. Narrateurs sans âmes offre tout à la fois une méditation sur l’exil, une réflexion fine et sensuelle sur le passage d’un système d’écriture à l’autre et un regard décalé sur l’Occident.

Quel plus grand plaisir peut apporter la lecture, si ce n’est la surprise ? C’est cette espèce de jubilation devant un propos inattendu, un esprit agile et libre, que procure Narrateurs sans âmes de Yoko Tawada. Très divers, mêlant la réflexion théorique à l’expérience la plus intime, le récit narratif à la poésie, les petits textes rassemblés dans ce recueil ne ressemblent à rien. Et ils enchantent le lecteur tant par leur originalité que par leur limpidité. Née à Tokyo en 1960 et vivant en Allemagne depuis 1982, Yoko Tawada est à elle seule une énigme. Après une enfance scandée par le célèbre « À Moscou, à Moscou, à Moscou » des Trois sœurs de Tchekhov, que ses parents après avoir vu la pièce avaient pris l’habitude de se jeter au visage par plaisanterie, elle entame des études de littérature russe… Avant de prendre le Transsibérien pour un long voyage vers Moscou en 1979. L’évocation de ce périple clôt Narrateurs sans âmes et donne tout son sens au recueil. Dans Là où commence l’Europe, souvenirs, contes et bribes d’un journal de voyage imbriqués comme ces matriochkas – fabriquées en Russie d’après d’anciens objets japonais, nous dit l’auteur – se succèdent en étirant le temps. Entre Tokyo et Moscou, la distance devient infinie et c’est le voyage lui-même qui devient le pays de l’écrivain. Un lieu où les lettres mènent la danse. L’étrangeté du passage d’un système d’écriture à l’autre renvoie à l’étrangeté des corps différents, des cultures différentes. C’est bien sur ce vide entre deux langues, entre deux alphabets, entre deux pays que se penche vertigineusement Yoko Tawada. Il lui permet de regarder et de décrire autrement la banalité quotidienne. « Lorsque je suis arrivée à Hambourg, je connaissais toutes les lettres de l’alphabet, certes, mais je pouvais regarder longuement chacune d’entre elles sans reconnaître pour autant la signification des mots », écrit-elle dans le premier texte, Quelque chose d’étranger sorti de la boîte. Avant de poursuivre un peu plus loin : « Il m’arrivait souvent à cette époque que des gens se troublent quand ils ne pouvaient pas lire mon visage comme on lit un texte. » Et c’est bien sur la difficile lisibilité du corps étranger qu’elle s’interroge : « N’ayant pas été habituée à faire attention à la couleur des cheveux et des yeux, je ne remarquais pas vraiment que les couleurs qui se reflètent sur les Européens et sur moi à la lumière naturelle sont différentes. Mais ce qui me frappait, c’est qu’un corps européen est toujours en quête d’un regard. Non seulement le visage, mais aussi les doigts ou même le dos réclament un regard. […] Le corps qui veut et doit être vu est un corps d’Européen. Ce n’est pas forcément une question de narcissisme. Ce besoin est bien plutôt causé par la crainte que ce qui n’est pas vu peut à chaque instant disparaître. »

À Hambourg, Yoko Tawada commence par travailler dans une société d’exportation et de distribution de livres. Puis, poursuivant ses études, elle obtient un doctorat de littérature allemande. Rapidement elle commence à publier de la poésie, du théâtre, des textes courts et des romans. Elle écrit à la fois en allemand et en japonais. Au Japon, elle est rapidement reconnue comme l’un des jeunes écrivains importants : elle obtient le prestigieux prix Akutagawa-Shô en 1993 pour sa nouvelle Le mari était un chien. L’Allemagne n’est pas en reste : dès 1990, elle y est distinguée par le prix d’encouragement aux jeunes auteurs de la ville de Hambourg et en 1996 elle obtient le prix Adalbert von Chamisso décerné aux écrivains d’origine étrangère écrivant en allemand.
C’est grâce au traducteur Bernard Banoun que les éditions Verdier ont fait la connaissance de l’œuvre de Yoko Tawada. La maison vient d’acquérir les droits de l’un de ses romans, Opium pour Ovide, qui, compte tenu des délais de traduction, ne pourra pas paraître avant l’année prochaine. En attendant, Narrateurs sans âmes donnera au public français un avant-goût de son étrange talent.