Le Magazine littéraire, décembre 2004, par Claude-Michel Cluny

L’art de la fugue

Josef Winkler se tient Sur la rive du Gange : il y orchestre l’incompréhensible banalité de la mort, les bûchers funèbres et l’offrande des corps. Une voix singulière, âpre et déconcertante.

Le jour viendra, le jour est venu, insupportable, inoubliable et fondateur, dont la vision térébrante des deux morts pendus nus et embrassés se balance encore de l’autre côté du monde dans les fumées des bûchers du Gange. La mémoire du pire ne connaît ni l’espace ni le temps. Un carnet de notes sur les genoux, alors que les officiants repoussent dans le feu les membres des morts et la dorure légère des linceuls, que la chienne aux tétines tachetées de noir et de rose va et vient au bord du fleuve, dans les effluves affreux d’un veau mort, les guirlandes de fleurs et les relents de santal, l’auteur de Natura morta, de Cimetière des oranges amères (ces deux romans situés en Italie) et de Quand l’heure viendra, et qui se nomme Josef Winkler, qui est autrichien, et certainement un des écrivains les plus étonnants de la littérature germanique actuelle, Josef Winkler compose un volet nouveau à son polyptyque.

Ces romans qui, par parenthèse, ne sont pas des romans, subjuguent par la présence des choses, la persistance des couleurs, la gestuelle des personnages… Un marché populaire à Rome rassemble tous les faits et gestes de Natura morta ; cette fois, les ghats, ces gradins du bord du Gange, à Bénarès (aujourd’hui Varanasi), théâtre du feu sacré et du commerce des cendres, où l’écrivain compile les rencontres incessantes de la vie et de la mort, comme s’il était devenu le peintre presque attitré des Parques. Sous l’égide d’une citation d’André Du Bouchet : « Mon récit sera la branche noire/qui fait un coude dans le ciel. »

À cette branche noire comme l’encre le passé pend encore, toujours, et le livre est le livre d’un départ dans le silence, une fois chaussées dans le petit matin les godasses moisies d’un valet de ferme, le livre d’une fuite loin « de la ferme parentale », du village natal, maudit, où l’on hait « ce Winkler qui a tout détruit » par ses livres insupportables. Les images du passé traversent la fumée des bûchers funèbres, la pestilence des chiens crevés et la fragile beauté des guirlandes de soucis orangés ou jaunes ; elles se mêlent inopinément à l’insomnie, à la nudité des garçons occupés de leurs ablutions dans le fleuve sacré. Parfois, dans les cendres chaudes, où se voient des éclats d’os calcinés, quelque habitué des ghats fait cuire les pommes de terre de son dîner. Ou un fils arrose de beurre fondu le visage de son père en proie aux flammes purificatrices.

L’écriture s’est donné les moyens, les rythmes, les accents d’un rituel. Que nous soyons au coeur d’un village de Carinthie, ou en Italie ou sur le bord du Gange, ce même rituel prend corps, éclate, se déploie, insolite, troublant, développant ses insistantes réitérations, agressif, réaliste et violent. Visions oniriques, notations de couleurs, persistance d’un visage ou d’un geste, s’entrelacent ou se superposent en une sorte de fresque animée, mais mieux encore, à la manière d’une musique récitative, obsédante et cependant striée de notations dissonantes, répétitive et entêtante.
Mais les « partitions » de Josef Winkler ne sont pas minimalistes si son art des cadences et de la réitération peut faire penser, par exemple, aux compositions d’un Philip Glass, alors c’est à ses œuvres concertantes. Ou à la manière dont Schonberg ou Stravinsky ont repris à Bach les dynamiques secrets de l’art de la fugue, dont les reprises et les modulations se faufilent dans le récit, au gré d’altérations inattendues et de colorations imprévisibles. La peinture ne bouge plus, une fois fixés ses rythmes. La musique – et les récits de Winkler sont par nature l’orchestration de sensations, de vie saisie sur le fait, de mort à l’ouvrage –, commence et s’achève, elle sait revenir sur elle-même, changer de pas, de clé, d’instrumentation, à la fois musique de scène et récitatif.
Pas facile, sauf à le citer un peu longuement, de faire entendre sa voix singulière, âpre, et déconcertante, qui saute de la distanciation notariale à l’expression de l’avidité sexuelle, de l’émotion à l’ironie froide. Tout est dans l’orchestration… Et dans ces cadences qui toujours nous ressaisissent, nous reconduisent à la tension initiale, au rituel d’une célébration, à la remise à vif de la blessure d’adolescence.

Œuvre répétitive, et qui cependant ne se répète pas. Elle se renouvelle, s’enrichit, surveille ses délires, affûte ses antennes, incroyablement exempte de scories morales ou moralisantes, curieuse de tout (ne pas distinguer svastika et croix gammée est-il volontaire ?). Natura morta avait quelque chose d’un reportage sans objet, sinon la vie sur un marché romain, dans la complicité non dite de Pétrone et de Fellini. Sur la rive du Gange réussit ce tour de force d’orchestrer l’incompréhensible banalité de la mort (à nos yeux tout du moins), la vie excrémentielle et l’offrande des corps, à partir d’un ego désemparé, arrêté dans sa fugue immobile entre d’âcres fumées funèbres.